Hiver 2014/15

 

13EME ANNEE N°35

 

Sur un canapé d'encre

       Ce numéro de La Nouvelle Revue Moderne, entièrement consacré à Géraldine Serbourdin, a des racines profondes, même s'il prétend évoluer dans la légèreté, la première des qualités qu'Italo Calvino (dans ses Leçons américaines) souhaitait pour la littérature du XXIe siècle : l'envol pour échapper à la pesanteur du vivre. Citant Leopardi, Kafka et Kundera, Calvino insiste sur l'apparence de clarté lunaire que prend le langage lorsqu'il s'émancipe de cette pesanteur. C'est selon lui une nécessité existentielle, dont la littérature orale (les contes), l'anthropologie, l'ethnologie et la mythologie nous fournissent de nombreux exemples : "En des siècles et des cultures (…) où la femme supportait le plus lourd fardeau d'une vie de contraintes, les sorcières s'envolaient nuitamment sur leur manche à balai, ou sur les plus légers véhicules que leur offraient les épis et les fétus de paille. Avant d'être codifiés par les inquisiteurs, ces visions ont relevé de l'imagination populaire, disons même du vécu."

       Du vécu, Géraldine Serbourdin en a à revendre. D'abord une connaissance, la maman d'un sympathique petit Simon, elle est devenue une amie. Pour avoir aperçu dans sa bibliothèque Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, j'ai su qu'elle écrivait. Un texte demandé un peu au hasard sur un de mes collages fut pour moi un éblouissement. « Gorgone en août » est un des poèmes que j'ai eu le plus de plaisir à publier dans la NRM : "Elle, campée sur un canapé d'encre, contemplait les rougeurs qu'une cru avait en s'évanouissant fait refleurir des cadavres d'un ancien plaisir. La lune guettait, aussi rousse qu'elle était blonde, et déjà le jour s'immisçait entre les bouleaux qui serpentaient tels des gardes du corps à jamais enracinés dans une terre d'or nourrie des têtes et des galets témoignant de l'ardeur de la vague passée…"

       De loin en loin, j'ai publié dans la NRM d'autres textes de Géraldine Serbourdin. Ceux qui sont réunis ici ont été écrits entre le 23 octobre 2013 et le 7 janvier 2014. Chacun a surgi à partir d'un de mes collages, dans une sorte de fièvre créatrice qui a donné naissance à un corpus de 26 textes - un livre qui ne demandait qu'à émerger.
       Il est arrivé que mes collages suscitent l'envie d'écrire, ce qui n'est pas étonnant en soi puisqu'ils sont conçus comme des histoires où la narration reste en suspens. De même que le lecteur est un acteur, et que chaque lecture est différente, le regardeur d'une image y entre avec sa subjectivité et a la liberté d'en faire un support pour sa rêverie, un tremplin pour l'imaginaire ou pour l'écriture.
       Géraldine s'est prise au jeu avec une incroyable énergie. Se saisissant de collages anciens ou nouveaux, elle a bousculé mes fragiles édifices et construit son propre château de cartes. Méthode incroyable que la sienne : se frotter aux images comme l'acteur ou le metteur en scène se confronte au texte d'un auteur. Bousculer les images comme je le fais moi-même en composant un collage. Entrer dans le processus de création pour en faire quelque chose de vivant, de sensible ; quelque chose qui est en relation directe avec sa vie tout en se présentant comme une narration, une fiction ou une autofiction. Paradoxalement, si les palimpsestes apposés sur mes collages n'ont que de lointains rapports avec ce que j'y avais mis, les correspondances qui naissent de ces rencontres entre images et mots sont d'autant plus fortes et plus subtiles.

       L'écriture de Géraldine Serbourdin porte fortement l'empreinte de son expérience du théâtre. Elle fait entendre une voix venue de l'intérieur, une voix dont on ne sait jamais tout à fait si elle vient de la gorge ou du cœur, du ventre ou de toutes ses fibres. Et d'autant plus troublante… Dédaignant toute pudeur, avec une élégance qui l'éloigne de toute pornographie, elle met en avant son corps, les corps, le désir qui les anime et les frustrations qui les ravagent. Elle nous livre sa vérité humaine toute nue et toute crue comme on le fait sur les scènes contemporaines. En écho à Skin on skin qui ouvre ce numéro, un Texte manifeste, sexe palimpseste précise encore l'ambition de cette écriture :
       "On n'invente jamais rien mais mon geste redit l'origine du monde. La parole écrite et jouée est éminemment politique. Elle est appropriation de son identité à chaque fois donc refus d'être noyé dans la masse, dans l'anonyme. Mettre en mouvement sa voix, son corps dans l'art c'est redonner à ceux qui l'ont perdue la parole. C'est faire revivre à travers soi les humiliés, les blessés, les soumis, les tenus pour rien, les âmes errantes, les pauvres, les demeurés, les attardés, les laissés pour compte, les aliénés, les privés de, les bernés. L'intime et le politique se rencontrent pour moi au théâtre et dans la poésie. Poétique et politique changent le monde sur la scène…"

Dans ce manifeste, que je ne citerai pas plus longuement puisqu'il figure dans ces pages, Géraldine Serbourdin pointe le risque du "texte parasite de l'image comme si la voix empêchait le voir". Mes collages et ses écrits sont ici temporairement réunis et se trouvent je crois en bonne compagnie. Mais les uns et les autres peuvent aussi vivre leur vie séparément. Nous avons d'un commun accord fait le choix de publier certains textes sans les images qui les ont inspirés. Ils tiennent debout tout seuls. Ils ne demandent qu'à se confronter à un public, et pourquoi pas sur la scène d'un théâtre ? On peut en être certain : Géraldine Serbourdin n'a pas dit son dernier mot.

Philippe Lemaire
phil.faxàfree.fr