Sur un
canapé d'encre
Ce
numéro de La
Nouvelle Revue Moderne,
entièrement consacré à Géraldine
Serbourdin, a des racines profondes, même
s'il prétend évoluer dans la légèreté,
la première des qualités qu'Italo
Calvino (dans ses Leçons américaines)
souhaitait pour la littérature du XXIe siècle
: l'envol pour échapper à la pesanteur
du vivre. Citant Leopardi, Kafka et Kundera, Calvino
insiste sur l'apparence de clarté lunaire
que prend le langage lorsqu'il s'émancipe
de cette pesanteur. C'est selon lui une nécessité
existentielle, dont la littérature orale
(les contes), l'anthropologie, l'ethnologie et la
mythologie nous fournissent de nombreux exemples
: "En des siècles et des cultures (
)
où la femme supportait le plus lourd fardeau
d'une vie de contraintes, les sorcières s'envolaient
nuitamment sur leur manche à balai, ou sur
les plus légers véhicules que leur
offraient les épis et les fétus de
paille. Avant d'être codifiés par les
inquisiteurs, ces visions ont relevé de l'imagination
populaire, disons même du vécu."
Du
vécu, Géraldine Serbourdin en a à
revendre. D'abord une connaissance, la maman d'un
sympathique petit Simon, elle est devenue une amie.
Pour avoir aperçu dans sa bibliothèque
Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune,
j'ai su qu'elle écrivait. Un texte demandé
un peu au hasard sur un de mes collages fut pour
moi un éblouissement. « Gorgone en
août » est un des poèmes que
j'ai eu le plus de plaisir à publier dans
la NRM : "Elle, campée
sur un canapé d'encre, contemplait les rougeurs
qu'une cru avait en s'évanouissant fait refleurir
des cadavres d'un ancien plaisir. La lune guettait,
aussi rousse qu'elle était blonde, et déjà
le jour s'immisçait entre les bouleaux qui
serpentaient tels des gardes du corps à jamais
enracinés dans une terre d'or nourrie des
têtes et des galets témoignant de l'ardeur
de la vague passée
"
De
loin en loin, j'ai publié dans la NRM
d'autres textes de Géraldine Serbourdin.
Ceux qui sont réunis ici ont été
écrits entre le 23 octobre 2013 et le 7 janvier
2014. Chacun a surgi à partir d'un de mes
collages, dans une sorte de fièvre créatrice
qui a donné naissance à un corpus
de 26 textes - un livre qui ne demandait qu'à
émerger.
Il est
arrivé que mes collages suscitent l'envie
d'écrire, ce qui n'est pas étonnant
en soi puisqu'ils sont conçus comme des histoires
où la narration reste en suspens. De même
que le lecteur est un acteur, et que chaque lecture
est différente, le regardeur d'une image
y entre avec sa subjectivité et a la liberté
d'en faire un support pour sa rêverie, un
tremplin pour l'imaginaire ou pour l'écriture.
Géraldine
s'est prise au jeu avec une incroyable énergie.
Se saisissant de collages anciens ou nouveaux, elle
a bousculé mes fragiles édifices et
construit son propre château de cartes. Méthode
incroyable que la sienne : se frotter aux images
comme l'acteur ou le metteur en scène se
confronte au texte d'un auteur. Bousculer les images
comme je le fais moi-même en composant un
collage. Entrer dans le processus de création
pour en faire quelque chose de vivant, de sensible
; quelque chose qui est en relation directe avec
sa vie tout en se présentant comme une narration,
une fiction ou une autofiction. Paradoxalement,
si les palimpsestes apposés sur mes collages
n'ont que de lointains rapports avec ce que j'y
avais mis, les correspondances qui naissent de ces
rencontres entre images et mots sont d'autant plus
fortes et plus subtiles.
L'écriture
de Géraldine Serbourdin porte fortement l'empreinte
de son expérience du théâtre.
Elle fait entendre une voix venue de l'intérieur,
une voix dont on ne sait jamais tout à fait
si elle vient de la gorge ou du cur, du ventre
ou de toutes ses fibres. Et d'autant plus troublante
Dédaignant toute pudeur, avec une élégance
qui l'éloigne de toute pornographie, elle
met en avant son corps, les corps, le désir
qui les anime et les frustrations qui les ravagent.
Elle nous livre sa vérité humaine
toute nue et toute crue comme on le fait sur les
scènes contemporaines. En écho à
Skin on skin qui ouvre ce numéro,
un Texte manifeste, sexe palimpseste précise
encore l'ambition de cette écriture :
"On
n'invente jamais rien mais mon geste redit l'origine
du monde. La parole écrite et jouée
est éminemment politique. Elle est appropriation
de son identité à chaque fois donc
refus d'être noyé dans la masse, dans
l'anonyme. Mettre en mouvement sa voix, son corps
dans l'art c'est redonner à ceux qui l'ont
perdue la parole. C'est faire revivre à travers
soi les humiliés, les blessés, les
soumis, les tenus pour rien, les âmes errantes,
les pauvres, les demeurés, les attardés,
les laissés pour compte, les aliénés,
les privés de, les bernés. L'intime
et le politique se rencontrent pour moi au théâtre
et dans la poésie. Poétique et politique
changent le monde sur la scène
"
Dans
ce manifeste, que je ne citerai pas plus longuement
puisqu'il figure dans ces pages, Géraldine
Serbourdin pointe le risque du "texte parasite
de l'image comme si la voix empêchait le voir".
Mes collages et ses écrits sont ici temporairement
réunis et se trouvent je crois en bonne compagnie.
Mais les uns et les autres peuvent aussi vivre leur
vie séparément. Nous avons d'un commun
accord fait le choix de publier certains textes
sans les images qui les ont inspirés. Ils
tiennent debout tout seuls. Ils ne demandent qu'à
se confronter à un public, et pourquoi pas
sur la scène d'un théâtre ?
On peut en être certain : Géraldine
Serbourdin n'a pas dit son dernier mot.
Philippe
Lemaire
phil.faxàfree.fr