Le dindon rustique

 

Un dindon chantait gaiement devant son miroir, la fenêtre ouverte distribuait généreusement sa mélodie aux rossignols ainsi qu'aux éléphants travaillant dans les champs.

Nous étions fin octobre 1999, à deux pas d'une fin de siècle parmi tant d'autres. Le dindon en avait vécu plusieurs, il n'éprouvait aucune émotion de mauvais aloi parmi les crétins frétillants tout autant que la petite friture fraîchement débarquée au marché ce matin avec la marée montante à l'orée des pissenlits.

Ce dindon s'appelait Marcel, il approchait la cinquantaine mais ne faisait pas son âge, il ne faisait d'ailleurs quasiment rien, il rêvassait, courait la dinde pour s'amuser, chantait sans effort comme une marguerite dispense son parfum, sans soucis, sans problèmes d'argent, sans béquilles ni bretelles à son pantalon.

Il avait étudié les rouages organiques, physiques et intellectuels des animaux, y compris les pachydermes, la roublardise ou la bêtise, les champignons, la chirurgie esthétique, les peaux tendues, les fesses plates, l'épilation du faciès des éléphantes coquettes. Il passait en se dandinant, sans prendre ni donner, il observait, jouissait de pouvoirs étranges, surnaturels voire peu ordinaires.

Parmi les éléphants qui ramassaient les patates, nous en distinguerons trois, vous allez voir, c'est drôle. Donnons-leur des noms au hasard, par exemple Roland, Évrard et Alain.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle suinte, les larmes des crocodiles coulent dans les puits sans fond, les pantalons s'usent principalement par le fond, le soleil joue à cache-cache en novembre, quand il arrive il est si gentil qu'on a envie de vendre sa pipe à n'importe quel fossoyeur tellement on perd la tête d'une joie peu contenue, les peupliers n'ont pas perdu leur tristesse cependant, ils penchent pensivement le front sur la rivière qui leur chatouille les orteils à la racine.

Alain adorait paraître, briller en public, séduire de belles et sémillantes éléphantes, alors il falsifia son âge d'un trait de plume, il réduisit de dix la somme de ses hivers, ses automnes, ses étés et ses printemps, il corrigea sa date de naissance au registre d'état civil de sa mairie dans sa savane, allant de 1910 à 1920. Soudain il se sentit mieux, les artères plus souples, les reins moins endoloris, l'esprit plus vif, une petite douleur lancinante dans une carie disparut.

Il mit un blouson en cuir noir, une boucle d'oreille, un pendentif à la trompe, le voilà irrésistible ! Comme c'est simple, une cure de jouvence instantanée ! Mieux que la pierre philosophale, une simple correction administrative ! Le voilà plein d'avenir ! Dix ans de plus à vivre ! Et il peut encore, à tout moment, rallonger la sauce si bon lui semble ! Il a trouvé le truc infaillible !

Évrard, quant à lui, taoïste pratiquant, disciple de Lao-Tzeu dont un ver l'a marqué à vie :

" Sans franchir le pas de ta porte "

Évrard, donc, décida de se vieillir artificiellement. Il était né en 1930, il changea le 3 en 2 à la même mairie de la même savane, se courba l'échine et se fabriqua quelques rides avec des pensées stupides. Il apprit par cœur les chansons d'Aristide Bruant pour devenir ringard, il eut même l'imprudence, dans son élan falsificateur pour bien s'ancrer dans le passé, de raconter des épisodes naturellement inventés qu'il affirmait avoir vécu dans les tranchées pendant la guerre 14-18 !

Roland adorait la compote de pommes, les œufs à l'oseille, Mozart, les radis... Son âge était le cadet de ses soucis, il naquit en 1920 mais s'en fichait, n'étant ni vaniteux ni taoïste.

Soulignons cependant un point capital : tous les vaniteux n'ont point dix ans de plus, ni les taoïstes dix ans de moins. Ne me faites pas affirmer ce que je n'ai pas dit. Simplement, remettant l'église au milieu de la prairie, je répète que deux éléphants, l'un vaniteux, l'autre taoïste, ont modifié leur acte de naissance de manière diamétralement opposée. C'est tout, n'importe quel imbécile peut comprendre ça !

La fin approche à petits pas sans danser la polka, elle vient à son heure, avant l'heure, après l'heure du petit déjeuner, elle vient fermer les paupières d'une mandoline quand un porc tend les bras à une jument endolorie, elle dégonfle la guitare, un ballon refuse de rebondir dans une cour de récréation désemparée où les gamins dératés courent dans un mouchoir de poche. J'ai vu une dinde très douce sourire à la vie de toutes ses dents, embrasser sa maman puis s'habiller tout en rose, les yeux posés au plafond cachant le ciel légèrement voilé. Elle eut ensuite une crise d'urticaire, des coliques, de remarquables maux de tête, elle glissa sur une peau de chagrin pour finir par hasard dans une poubelle, étouffant sous une vieille godasse plus sordide qu'un camembert avant d'être broyée impitoyablement avec une laitue fanée et quelques mégots dans une usine exterminatrice de détritus. L'horreur, le crime vont dans la légalité. Ne protestez pas, c'est inutile.

Mais que cela ne vous empêche pas d'ouvrir le parapluie quand il pleut, contrôlez bien votre toux en cas de rhume sinon vous pourriez irriter inutilement la gorge et tousser encore plus. Celui qui évite de tousser ne tousse pas, si vous restez chez vous vous ne traverserez pas l'Atlantique, vous pourrez tout à loisir enlever la poussière, supprimer les toiles d'araignée, préparer un pot-au-feu. Savoir gouverner sa maison n'est pas extrêmement difficile, il suffit de ne pas monter dans un avion.

Le dindon rustique avait plus d'un tour dans son sac, il s'en alla dans les champs parmi les éléphants accroupis, grattant le sol avec la trompe, ramassant les tubercules entre le pouce et l'index, délicatement.

Rien ne lui échappait, il disséquait les êtres, doué d'une triple vue, farfouillait à volonté dans leur passé, leur avenir, sans curiosité malsaine, avec discrétion et tolérance. Je lui dois toutes les informations dont je dispose au fil de la plume. C'est un sacré copain.

Les éléphants atteignent l'âge de la retraite à huitante ans. Après avoir travaillé, ils deviennent rentiers, c'est plus tranquille. Évrard, Alain et Roland n'avaient donc plus que quelques mois à tirer avant la quille.

Entre la vanité et la sagesse naviguent les déshérités sans chemise, aussi nus qu'une belle femme sortant du bain. Nos trois lascars n'arrivaient point à l'état de rentier dans les mêmes conditions. Le peuple des éléphants hochait la tête, plein de sous-entendus. Huitante ans de boulot, c'est dur.

Que dire alors de ce pauvre idiot d'Alain qui dut trimer non point huitante, mais nonante ans ? Son rajeunissement artificiel ne l'a pas arrangé, croyez-moi. Tel une limace flemmarde il n'arrivait plus à ramasser correctement les patates, fléchissait sur ses genoux à tout moment, écrasait sans discernement les renoncules, ne savait plus slalomer parmi les bleuets, c'était vraiment pitoyable. Il porta sa croix autant qu'il put, puis essaya de réagir. Il se souvint de ce registre d'état civil placé dans un tiroir dans un meuble dans une mairie perdue dans une savane où il naquit il y a bientôt nonante hivers, couleur de son existence arrivée à terme. Fatigué, à bout de souffle, éreinté, malade, asphyxié, à quatre pattes, il alla jusque là une nuit sans lune, sans ombres ni étoiles, tâtonnant dans son tunnel mental. Arrivé à destination, il prit un stylo de ses doigts gourds pour modifier à nouveau sa date de naissance, mais s'effondra lourdement, son front cognant violemment le bureau qui resta de marbre bien qu'il fût en chêne, il s'évanouit.

La secrétaire de mairie, pimpante, bien savonnée, le sourire aux lèvres, trouva ce tas de viande inerte le lendemain à huit heures quinze du matin. Une ambulance l'emporta vers un lit d'hôpital où on peut le voir, quasiment inanimé, sans ressources ni physiques ni intellectuelles ni paranormales ni anormales. Une larve.

Tout de même, disaient les gens, quelle ruine !

Roland, quant à lui, assez bien conservé mais pas autant qu'une sardine, vécut normalement sa petite retraite pépère. Il alla régulièrement au bar tabac avenue des libellules pour le tiercé, se découvrit une passion pour les dominos qui est assurément un jeu assez facile consistant à placer des fiches les unes contre les autres mais pas n'importe comment quand même, écouta davantage la radio, fit briller plus souvent son auto. Il vécut et mourut dans les normes, sans étincelles ni complications. Parfaitement adapté à son statut de pachyderme. Qu'es-tu devenu ? Reviendras-tu sous d'autres cumulus tout aussi inoffensifs ?

Évrard, cette saloperie d'Évrard, les sacoches débordant de sperme, poursuit son bonhomme de chemin plein de vigueur. Sous ses allures de vieillard il garde une pêche d'enfer. Il se dévergonde avec les lapines qu'il initie au tao de l'art d'aimer, atteignant toujours l'orgasme sans gaspiller une seule goutte de sa précieuse semence pour se maintenir toujours opérationnel. Il est aux portes de l'immortalité où il savoure sans scrupules sa rente de vieillesse imméritée parce que prématurée, osons le dire. Son éthique non conventionnelle le soulève parmi les feuilles d'automne des platanes frissonnants, il a réalisé la plénitude infinie lumineuse sans nom ni état civil, c'est un sage. Il dispense son savoir à tout-venant. Et en plus, il n'est pas fier.

Le dindon rustique hoche la tête d'un air menaçant, voire mécontent, voire pas tout à fait aussi heureux qu'un poisson hors de l'eau prenant son envol sous un parasol parce qu'il veut voir du pays loin des fonds du bassin qu'il n'a pas choisi pour vivre, il s'y ennuie. A chacun sa cage, à chacun son destin.

Cette chute ne le satisfait pas vraiment, car, pour ne rien te cacher, lecteur peu assidu aux balivernes, c'est véritablement de chute qu'il s'agit. Parler de fin n'est pas très fin, la fin est un événement parfaitement inéluctable, accroché aux bretelles de tout bellâtre amoureux d'une folle inaccessible parce qu'elle a gravi une armoire sur un pic imprenable.

Le dindon rustique proteste, cette histoire n'est pas tout à fait crédible, tu as omis les chasseurs d'éléphants et la pluie de mandarines, dit-il au Divin Géniteur totalement impuissant depuis qu'il a dû renoncer à sa décapotable à Honfleur, où les flics l'ont mise à la fourrière. Le choc émotionnel fut tel qu'il en devint tout mou.

Tout se complique, rien n'est sûr. C'est vrai, les chasseurs d'éléphants ont débarqué en Afrique, contrevenant le droit international relatif au port d'armes illicite sans préavis télévisuel pour les animaux résidents, autochtones, actifs, responsables, respectueux des hannetons. Les chasseurs tirent à tout moment. Évrard, Alain, Roland et les autres n'arrivent jamais paisiblement à l'âge de la retraite, les malheureux sont exterminés au bazooka avant leur fin biologique, comme les tigres, les girafes ou les macaques aperçus sous un mirador balayant la piste.

Quant à la pluie de mandarines, savourons-la telle qu'elle est, une apothéose sans lendemain. Les cieux, trop secoués par trop d'avatars internes inavouables, trop honteux, laissèrent tomber un regard bienveillant sur les créatures dispersées sur les croûtes planétaires abandonnées aux maléfices imprévus, voire criminels, dus aux humeurs extravagantes des ouragans agités par les envols colériques avec chute sans parachutes sur les fabriques de parapluies. Les mandarines tombées du ciel sans raison apparente donnèrent tant de baume au cœur, tant de joie simple, une paix infinie aux êtres affamés de bonheur avec un appétit de crocodile !!

On a faim d'une fin amicale, tendre, gentille, en harmonie avec la poussée des plantes, l'éclat des yeux, la saveur des mandarines.

Une fin sans fin ni conséquences.

Berthe et Jules s'aimaient d'amour vache et tendre comme le filet de bœuf. Ils avaient suivi les enseignements d'Évrard :

" Sans franchir le pas de ta porte. "

Je ne suis pas content, explose alors un lecteur spécialement irascible, j'ai eu la politesse de te suivre aussi loin que possible dans tes élucubrations, bien que je n'aie rien compris du départ à l'arrivée, du début à la fin, de la souris à la limace, du claquement de porte aux cliquetis des fanfares ventre à terre dans la boue. J'aime les récits bien ficelés, concrètement valables, reflets du va-et-vient des casseroles. Avec toi on valse, on perd la boule, on ne touche pas les pâquerettes, on tangue sur le plancher des vaches. Es-tu futile, sincère ou simplement idiot ?

C'est vrai, dit l'autre. À trop jouer avec les allumettes on risque un incendie dans les cervelles.

T'es bien à plaindre. Quand on n'a rien à dire comme il est dur d'écrire !

Je ne te le fais pas dire.

Quand la boucle est bouclée parce que le but est atteint à la pétanque on part sans se dandiner, dans un demi-brouillard, dans une demi-clarté, celle qui tombe des étoiles pas forcément désappointées.

Alfonso Jimenez
La NRM  n°31 - Janvier 2013


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