«La sphinge», Collage de Philippe Lemaire © 27 août 2018.

Coller c'est rêver

       J'ai conservé le cahier d'écolier dans lequel j'ai appris à écrire. L'écriture est maladroite, il y a des taches, mais il contient déjà des collages, ceux des lettres de l'alphabet. Les mots sont associés à des images présentes sous forme de tampons. Ainsi pour moi, images, collage et écriture sont intimement liés depuis l'enfance. En 1977, mon meilleur ami, Pierre Debru, m'offre un livre singulier : Imaginaires, de Jacques Prévert (1975). Ses collages y sont présentés au regard de courts poèmes en prose. L'essentiel est dit en une phrase : « Du moment qu'on écrit avec de l'encre ou un crayon, on peut faire des images aussi, surtout comme moi, quand on ne sait pas dessiner, on peut faire des images avec de la colle et des ciseaux, et c'est pareil qu'un texte, ça dit la même chose. »

       Dans les pages du livre grenier que je tiens alors, je m'essaie à cette pratique nouvelle pour moi. Du premier coup, c'est l'émerveillement, la joie d'avoir fait surgir, de la manière la plus inattendue, une image que personne n'avait vue avant moi. Le très gros cahier dans lequel est apparu ce premier collage s'appelle Miettes. Ce n'est pas par hasard. J'y recueille des images, des photos, des articles. J'y note mes lectures. J'y dessine, j'y écris des nouvelles. C'est un livre-matrice où je rassemble les objets de mes amours, où je me rassemble pour mieux me construire.

       Depuis ce moment initiateur, ce bonheur du collage, découvert presque par hasard, continue à irriguer ma vie. C'est la quête infinie de l'image merveilleuse ; fasciné par les images (les images fixes et non celles qui bougent), je n'en ai jamais assez. Des photos, des dessins, des chromos, des gravures… La magie du collage est dans cette opération qui permet, en associant des éléments venus du monde, qui nous sont a priori étrangers, de faire émerger quelque chose de très personnel, venu du plus profond de soi.

       D'abord simple passe-temps, moyen de garder une porte ouverte pour le rêve, le collage a fini par prendre une place de plus en plus importante, au point de définir en partie mon identité. J'ai toujours été attiré par l'écriture, mais c'est le collage qui l'a emporté. Il est devenu mon écriture. La création représente bien plus pour moi que la satisfaction de créer quelques images passables, à partager avec celles et ceux qui savent voir avec les yeux de l'esprit. En recueillant soigneusement, l'une après l'autre, les images qu'il me fournit, je retiens du monde ce qui me parle et m'interpelle. En miniature, je le refaçonne dans des tableaux avec lesquels je peux continuer à dialoguer. L'humain dans sa complexité n'est jamais absent. Quand aucune présence humaine n'est décelable, comme en photographie, il faut la chercher dans le regard qui structure la scène ou le paysage.

       La liberté de l'esprit et l'automatisme mental sont au centre de ma démarche créative. Un collage c'est d'abord le rapprochement de deux éléments étrangers l'un à l'autre, entre lesquels des liens vont s'établir ou se découvrir. Cela commence par l'immersion dans les images, en tournant les pages d'un livre ou d'une revue ou en plongeant dans les feuilles imprimées dispersées dans mes tiroirs. C'est au cours de ce bain d'images qu'une rêverie bien disposée permet de sentir que deux images veulent s'associer, de la façon la plus inattendue souvent. Tout démarre de ce rapprochement, parfois dû au hasard. Autant, et peut-être plus que la façon de les associer, le choix des images est le moment le plus personnel de la création d'un collage.

       Coller c'est voir et c'est rêver. C'est dissocier, puis associer. De manière complètement spontanée, en laissant libre cours à l'inconscient ou en inventant des jeux destinés à lui permettre de s'aventurer dans de nouvelles directions. Jiri Kolar donne le nom de "méthodes" à des procédés créatifs, qui lient forme et contenu, idée poétique et forme graphique. La confrontation d'images contradictoires n'est qu'un des ressorts possibles du collage. Comme l'oreille perçoit la musique des mots à l'instant où l'esprit les associe dans l'écriture ou le discours, l'œil peut déceler des correspondances secrètes entre les formes et les images. De même qu'en poésie son et sens se répondent, le collage peut faire "rimer" les images, susciter entre elles des résonances ou des dissonances, des oppositions ou des harmonies et jouer ainsi sur un registre d'autant plus étendu que les idées surgissent des images, et non l'inverse. Art majeur comme le proclame Claude Pélieu, le collage n'est sans doute qu'au seuil de ses possibilités. Mon propos est de chercher à les élargir.

       Le collage, comme la peinture, comme la photographie, est chose mentale. C'est l'image intérieure qui va surgir de l'œuvre aboutie. Les collages tels que je les conçois sont des "pensées-images", images au sens matériel, mais aussi images au sens littéraire, poétique, et symbolique que leur donne Gaston Bachelard dans sa Poétique de la rêverie. Comme dans un poème ou une œuvre littéraire, leur signification n'est jamais totalement close. Même lorsque mes collages ont un sens premier, que peut suggérer leur titre, ils restent ouverts à la rêverie du lecteur-regardeur, comme à ma propre rêverie. Ainsi je me sens proche des " colleurs de rêves" que sont eux aussi les "révoltés du merveilleux", comme les a si bien nommés mon ami Charles Soubeyran, ces inspirés qui, en donnant forme avec les moyens qu'ils choisissent, à leurs hantises comme à leurs désirs, cherchent à rendre leur univers quotidien plus habitable et à réenchanter le monde.

Philippe Lemaire
La NRM  n°40 - Décembre 2019
 
"Coller c'est rêver". Exposition et atelier collages du 25 janvier au 2 février 2020, à la Galerie SAGA, 265 rue Roger Salengro - 59260 Hellemmes. https://www.galeriesaga.com

Ci-dessous la vidéo de la performance de Christoph Bruneel & Peter Arthur Caesens
à l'occasion du vernissage de l'expo
le 25 janvier 2020 : La Ur-Sonate de Kurt Schwitters

 

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