Olaüs
Magnus, dans sa savante histoire des peuples du Nord (Historia
de Gentibus septentrionalibus), rapporte, avec toute la
naïveté et toute la crédulité de Plutarque,
que les Lapons, lorsqu'ils veulent connaître ce qui se
passe loin des lieux où ils se trouvent, envoient à
la découverte le démon qui leur est familier,
et qu'après s'être exalté l'imagination
au son des tambours et de certains instruments de musique, ils
éprouvent une sorte d'ivresse pendant laquelle les choses
dont ils n'eussent jamais eu connaissance dans leur état
naturel leur sont subitement révélées.
Socrate et Jérôme Cardan, qui
n'ont que cela de commun ensemble, avaient, ainsi que les Lapons,
un démon familier à leurs ordres. Cardan nous
donne sur le sien, dans son ouvrage de Varietate Rerum,
des détails qu'il ne tient qu'à nous de croire.
Il prétend qu'il tombe à toute espèce de
douleur physique, et le met en rapport avec un autre ordre de
choses. "Quand je veux m'extasier, dit-il, je sens
autour de mon cur comme une séparation de mon âme
qui se communique, comme par une petite porte, à toute
la machine, et principalement à la tête et au cervelet
; alors je sens que je suis hors de moi-même."
Cette faculté dont jouissait Cardan
ressemble beaucoup au somnambulisme de l'abbé
Faria, lequel n'est rien autre chose que la seconde vue des
Écossais. Je me souviens que l'année dernière,
au coin d'un grand foyer de château, autour duquel nous
faisions des contes à la manière de ce bon
vieux temps (dont le ciel nous préserve), un professeur
émérite de l'université d'Oxford m'expliqua
fort au long en quoi consistait cette seconde vue,
apanage particulier des montagnards de son pays, et particulièrement
des hommes de sa famille. Je n'ai pas trop compris l'explication
psychologique qu'il m'en a donnée dans un langage d'adepte
dont chaque mot aurait exigé une définition nouvelle
; mais je me rappelle un des nombreux exemples qu'il a cités
à l'appui de sa merveilleuse doctrine. Je vais le rapporter
ici, comme précaution oratoire.
« J'appartiens, comme vous le savez
(c'est le docteur qui parle) à l'une des plus anciennes
familles de la vieille Calédonie : un de nos aïeux
a péri sur l'échafaud dans les troubles dont l'Écosse
a été si longtemps le théâtre, et
les papiers de notre maison, sur lesquels reposaient des droits
incontestables à une fortune immense et à la pairie
du royaume pour le chef de la branche aînée de
notre famille, étaient perdus depuis près de deux
siècles. Toutes les recherches qu'on avait pu faire de
père en fils, dans un pareil laps de temps, avaient été
infructueuses, et depuis longtemps nous avions perdu l'espoir
de recouvrer ces précieux titres ; un soir d'hiver, au
mois de décembre 1713, mon aïeul était seul
avec mon père dans une petite maison qu'ils occupaient
dans un des faubourgs de Londres ; à la suite d'un accès
de goutte qui le retenait depuis plusieurs mois dans son fauteuil,
il fut pris d'un de ces engourdissements par lesquels s'annonce
la seconde vue. En sortant de cette léthargie,
qui dura douze heures, mon aïeul fit appeler son fils :
" Nos titres sont retrouvés,
lui dit-il, et avec eux notre état et notre fortune.
Asseyez-vous, Arthur, et sans m'interrompre, écrivez
les instructions que je vais vous donner et que vous suivrez
de point en point. Demain, mon fils sortira d'ici à sept
heures précises ; il se rendra sur le pont de Westminster
: il y trouvera un très gros homme, à perruque
de laine, vêtu d'un habit brun à boutons ; mon
fils abordera cet inconnu, après avoir relevé
son chapeau que le vent aura emporté ; et en le lui rendant
avec politesse, il lui demandera une place dans sa cariole,
pour se rendre avec lui au bourg d'Epping. L'inconnu accueillera
cette proposition. Arrivée dans le village, la cariole
s'arrêtera devant une grande maison en brique, vers le
milieu de la principale rue d'Epping. Le propriétaire
de cette maison, avec qui mon fils aura fait le voyage, l'invitera
sans doute à dîner ; Arthur acceptera ; vers la
fin du dîner, quand la fermière et ses filles auront
quitté la table, mon fils priera son hôte de le
conduire dans un vaste grenier au-dessus d'une grange attenante
à la grande étable. Le fermier paraîtra
surpris de cette demande mais Arthur ne doit répondre
pour le moment à aucune des questions qu'il pourra lui
faire. Le fermier cherchera longtemps la clef du grenier ; Arthur
ira la prendre sur la tablette qui se trouvera au-dessus du
lit du premier garçon de ferme. Sous un énorme
tas de vieux harnais, d'outils de labourage, dont ce grenier
est rempli, Arthur découvrira un coffre cerclé
en fer et garni de clous à tête de cuivre ; avec
le consentement du propriétaire, il fera sauter le cadenas
qui ferme ce coffre et dans ce coffre, il trouvera tous les
papiers de notre maison, dont il fera dresser procès-verbal
par le juge de paix du canton. "
Mon père, continua le docteur, exécuta
de point en point les ordres qu'il avait reçus du sien
; il rencontra sur le pont de Westminster le fermier d'Epping,
fit route avec lui, et trouva dans sa maison, à l'heure,
au lieu et de la manière indiquée, les papiers
de famille dont l'existence avait été révélée
à mon grand-père dans cette vision intuitive que
nous appelons seconde vue. »
***
Je ne cacherai
pas à mes lecteurs que je me suis un peu moqué
de l'histoire que je viens de leur faire sous la dictée
de mon noble écossais, et que toutes les preuves dont
il essaya de l'appuyer n'avaient pu vaincre mon incrédulité
; mais s'il est facile de nier ce qu'un autre vous raconte,
comment refuser de croire ce qu'on a vu soi-même ?
Depuis
mon enfance je suis sujet à une espèce de cauchemar
dont les résultats, souvent assez extraordinaires, n'avaient
été, jusqu'ici, pour moi, l'objet d'aucune observation.
J'avais seulement remarqué que l'extase pénible
où il me plonge est presque toujours la suite d'une forte
contention d'esprit, d'un travail prolongé au-delà
des bornes de l'attention dont je suis susceptible, et qu'il
participait de la nature des objets dont je m'étais longtemps
occupé.
Un événement récent,
d'assez peu d'importance en lui-même, mais qui se rattache
aux grands intérêts politiques du nouvel ordre
social, m'avait conduit insensiblement à l'examen de
cette question : le rétablissement des ordres religieux
pourrait-il s'effectuer en France ? Et, supposé qu'il
fût possible, n'entraînerait-il pas indispensablement
la ruine de la monarchie constitutionnelle ? Je m'échauffai
sur cette idée au point de me créer des fantômes,
et de croire à l'existence d'un synode mystérieux
qui poursuit en France le grand uvre de la régénération
monacale. Ma tête s'exalta ; un léger accès
de fièvre s'empara de mes sens ; je me couchai de bonne
heure ; et, les yeux ouverts, dans un état qui tenait
de la veille et du sommeil, je fus pris d'un violent cauchemar,
pendant lequel j'eus une vision dont je n'ai pas oublié
le moindre détail.
Je me trouvais, ou du moins je croyais me
trouver sur les hauteurs de Charonne, à la chute du jour.
En traversant la rue de..., en face d'une vaste masure, j'entendis
quelques gémissements qui venaient à mon oreille
à travers ce bruit vague et sourd que produit au loin
le tumulte d'une grande ville. Je crus distinguer le lieu d'où
partaient les plaintes ; je frappai ; on n'ouvrit pas. Le temps
avait fait une brèche dans le mur de clôture ;
je m'aidai pour le franchir des débris amoncelés
du côté de la rue, et toujours guidé par
les sons plaintifs qui avaient d'abord fixé mon attention,
je traversai une cour que l'herbe avait à peu près
couverte. J'arrivai, sans rencontrer personne, à l'entrée
d'un vieux bâtiment en ruine, à peine éclairé
par la faible lueur d'une lampe suspendue à l'autre extrémité.
Parvenu au bout de ce long corridor, je distinguai
la voix gémissante de plusieurs jeunes filles, et, dans
ces accents modulés par la douleur, je crus découvrir
la nature du supplice et du châtiment qui les leur arrachait.
En cherchant un moyen d'arriver jusqu'à elles, je découvris
une fenêtre, et je parvins à m'élever à
la hauteur d'un vitrage délabré à travers
lequel je vis, avec autant de surprise que d'indignation, ce
qui se passait dans l'intérieur de ce triste réduit.
Un vieillard, pâle et décharné, à
genoux sur un prie-dieu exhaussé de quelques marches,
récitait des prières à haute voix, tandis
que six jeunes filles, nues jusqu'à la ceinture, dont
la plus âgée pouvait avoir seize ans, se frappaient
le corps avec la discipline dont chacune d'elles était
armée. Le vieillard interrompait de temps en temps ses
prières pour exciter leur zèle, et gourmander
la faiblesse de celles en qui la ferveur semblait se ralentir.
Je crois devoir passer sous silence certaines choses mystérieuses
dont je fus encore témoin, et auxquelles je mis un terme
en jetant, par ma présence, l'effroi dans l'assemblée.
La porte s'ouvrit, le directeur de cette maison
se hâta de dérober à mes yeux ses victimes
mais il ne put empêcher qu'une d'elles ne vînt se
jeter à mes pieds, et ne me révélât
la nature, le but et les moyens de cette étrange association.
L'émotion violente que le récit de cette jeune
fille me fit éprouver, l'audace et le sang-froid que
déploya le saint homme dans l'explication que nous eûmes
ensemble, excitèrent en moi un accès de fureur
qui me fit sauter hors de mon lit, et je m'éveillai.

Le
lendemain, je retrouvai dans mes souvenirs une impression si
fraîche, si profonde des objets que j'avais eus sous les
yeux pendant la nuit, que je ne pus résister à
l'espèce de superstition qui me portait à chercher
quelque réalité dans mon songe. J'avais encore
présents à la pensée le lieu, les circonstances,
les figures, et jusqu'au nom des personnages que j'avais vus
en rêve. Je me transportai lundi matin dans cette rue
de... dont auparavant je ne soupçonnais même pas
l'existence. Je reconnus la maison avant d'avoir jeté
les yeux sur le numéro dont j'avais conservé le
souvenir. Qu'on juge de ma surprise en retrouvant aussi la brèche
par où j'étais entré dans mon songe ! Je
ne jugeai pas à propos, comme on l'imagine, de m'introduire
par la même voie : je sonnai, on fut longtemps à
m'ouvrir ; une femme, en habit de religieuse et d'une figure
qui n'honorait pas l'habit qu'elle portait, m'introduisit de
très mauvaise grâce dans l'intérieur de
cette espèce de cloître, où je retrouvai
successivement toutes les traces que mon imagination y avait
pour ainsi dire imprimées. Ne pouvant obtenir aucun renseignement
de la sur qui me servait de guide, j'exigeai qu'elle me
fît parler à la supérieure, ou du moins
à la directrice de cette maison.
Elle me conduisit avec une inquiétude
visible à travers ce long corridor que j'avais déjà
parcouru en idée. Aux questions que je lui fis sur l'usage
de cette salle noire devant laquelle nous passions, et dont
la croisée frappa mes regards, elle se contenta de me
répondre que c'était le parloir. Il en sortit
une petite fille que l'on déroba promptement à
ma vue. Je montai au second, et l'on me fit entrer dans une
chambre où je vis, avec un étonnement dont je
ne fus pas le maître de comprimer l'expression, un homme
dont les traits me rappelaient ceux du vieillard dont j'avais
l'esprit frappé.
Il me semble encore que ma visite lui causait
une émotion d'autant plus vive que je paraissais instruit
des choses dont je venais m'informer ; et, dans la crainte de
m'abandonner aux soupçons que je semblais avoir conçus,
il prit le parti de m'apprendre ce qu'il ne se croyait plus
le maître de me laisser ignorer.
Il avait fondé dans ce lieu une maison
d'éducation de jeunes filles destinées à
l'état religieux. Cette communauté, dont il était
le directeur, appartenait à l'ordre de Saint-François
; la règle n'en était pas plus austère
que celle des autres communautés du même ordre.
Je me permis dans mon rêve de lui faire observer qu'il
était au moins extraordinaire qu'un homme se trouvât
à la tête d'une communauté de femmes, et
que je ne connaissais aucun exemple orthodoxe de la prérogative
qu'il s'attribuait. Cet homme, les yeux constamment baissés
pendant tout le temps que je passai près de lui, me répondit
qu'il ne devait compte de sa conduite qu'à ses supérieurs.
J'insistai vainement pour visiter la maison, pour en connaître
le régime intérieur, l'autorité dont elle
relevait, le nombre et l'espèce de pensionnaires qui
s'y trouvaient renfermées. Il persista dans ses refus
; et, le bruit d'une cloche s'étant fait entendre, il
me pria de me retirer d'un ton suppliant où la douceur
affectée laissait percer l'impatience.
J'ai dit ce que j'ai rêvé, j'ai
dit ce que j'ai cru voir, et il en est résulté
une telle confusion d'idées, que je ne saurais affirmer
où commence la vérité ni où finit
le mensonge.
Etienne
de Jouy
(in Guillaume le
Franc-Parleur n° XXXII - 11 février 1815)
La NRM
n°34 - Décembre 2013