LE BEAUP'

Il est quinze heures. Après un apéritif long comme la verge d'un âne en rut, la noce bat son plein. La langue de Francis, le père du marié, est partout. Elle va comme un torchon au cul d'une casserole dans laquelle des tagliatelles ont séché. Et, rendu quelque peu euphorique et plus vicelard que d'habitude à cause de l'alcool ingurgité, son propriétaire la verrait bien humecter certaines parties non visibles de la jeune mariée. Il vient se rasseoir à la droite de sa bru, assise entre son mari et son beau-père.

"Peau d'âne et les masques" - Collage de Philippe Lemaire © 3 janvier 2013.

« Comment trouves-tu l'ambiance, ma maintenant fille. - Formi-dable, Daddynet. Vraiment formidable. Vous avez pensé à tout. »

Daddynet est ce qu'elle a trouvé de mieux pour ne pas appeler son beau-père « papa », qu'elle réserve exclusivement à son géniteur, même si celui-ci a accidentellement passé l'arme à gauche un peu plus de trois ans auparavant.

« Je t'ai dit qu'après le mariage, tu pourrais me tutoyer. - Laissez-moi un peu de temps pour m'habituer, Daddynet. - Allez, Michelle, laisse-toi un peu aller ! Reprends du vin ! Tu vas bientôt devoir ouvrir le bal ! Ce Côtes de Blaye te donnera toute l'énergie nécessaire. - Doucement, on est loin d'en avoir fini même si nous partons à dix-sept heures pour l'aéroport. Tu parles, qu'on est loin d'en avoir fini ! »

Francis remplit généreusement le verre de Michelle juste avant que les employés du traiteur apportent le plat de résistance : du faisan sauce grand veneur - en plus d'être vicieux, Francis est aussi chasseur, l'un n'empêche certainement pas l'autre - avec pommes de terre farcies, chicons braisés et confiture d'airelles. Michelle n'aime pas le gibier. Elle s'est pliée aux exigences de Francis qui prend à sa charge la presque totalité des frais du banquet. Tout en mangeant du bout de la fourchette, elle se concentre sur la conversation qu'à sa gauche son époux entretient avec sa mère à elle, cherchant à éviter au maximum les regards de Francis. Par deux fois, elle sent le pied de son beau-père venir toucher le sien. Elle les ramène sous sa chaise. Heureusement qu'un pied de table sépare leurs jambes, sans quoi elle est certaine que le genou de l'allumé se ferait très baladeur. Pour qui se prend-il, ce sanglier lubrique ? Il ne sait pas que le droit de cuissage n'existe plus depuis des siècles ? Vivement qu'on s'en aille avec Guillaume. Je ne supporterai plus longtemps sa délicatesse de vase de nuit et sa légèreté d'enclume pour Titan.

« Ta robe est magnifique, Michelle, lui susurre-t-il à l'oreille. Ton bustier m'époustoufle ! Gros porc ! - Ne vous emballez pas, Daddynet. Ce qu'il contient est exclusivement réservé à Guillaume ! Mais quel gros porc ! Pire que ce que j'imaginais ! - Oui, certainement, Michelle, je ne disais pas ça pour ça. Juste pour te faire un compliment... Je suppose que tu as prévu d'affriolants dessous pour plaire à mon fils... Bon sang, mais il s'est gavé de Viagra, c'est pas possible ! - Je doute que Guillaume tourne une vidéo de nos ébats pour vous les faire découvrir, ce n'est pas du tout son genre. - Ahahah ! Juste ! Guillaume ne me ressemble pas énormément. Il tient plus de sa mère. Plus réservé. Un peu... disons romantique attardé. - C'est justement ce côté romantique que j'adore chez lui. Rien à foutre des gros machos à la bedaine farcie au saindoux et à la zigounette aussi molasse qu'un Twix oublié en plein soleil. »

Le repas se termine. Les reliefs débarrassés, Francis monte sur sa chaise et réclame l'attention des convives, plus de cent cinquante.

« Mes chers amis, nous sommes réunis ce jour pour fêter mon fils Guillaume et sa charmante épouse Michelle. » Il baisse la tête, comme s'il réfléchissait, pour plonger son regard pervers dans le corsage de la jeune femme. « Nous sommes aussi ici pour nous amuser et, dans quelques instants, l'adorable Michelle et mon Guillaume vont ouvrir le bal ! Que la fête commence ! »

Les jeunes mariés gagnent l'espace de la salle réservé à la danse. Le DJ de service lance le morceau choisi par les époux, Le loup, la biche et le chevalier par Henri Salvador, chanson plus connue sous le titre Une chanson douce. Deux minutes et vingt-six secondes pendant lesquelles Francis ne quitte pas des yeux l'épouse de son fils. Le loup, c'est moi. La biche, c'est elle. Le chevalier, ce ne peut pas être ce crétin de Guillaume. Je me demande vraiment ce qu'elle a pu lui trouver... Je t'aurai, ma salope ! Si je fais tout ça, si je dépense tout cet argent, ce n'est pas pour lui, c'est pour toi ! Tu vas voir dans pas longtemps !

Après le morceau d'ouverture, le DJ commence à mettre le feu avec The Final Countdown de Europe. Michelle et Guillaume ont mis les trémas sur les i avec lui : il est payé pour passer les morceaux qu'ils ont choisis jusqu'au moment où ils partiront pour leur voyage de noces. Michelle lui a remis une clef USB avec une petite centaine de titres au format mp3, à passer dans l'ordre. Largement de quoi faire. Il est libre d'animer au micro s'il veut, mais pas question de faire un écart. Une fois les mariés partis, il fera ce qu'il voudra.

Après Europe, c'est Rebel Rebel de Bowie et Run Run Run du Velvet. Au début du quatrième morceau - Communication Breakdown de Led Zep - proposé par la sono qu'il paie cher et vilain, Francis s'approche du DJ et lui crie dans l'oreille.

« C'est quoi, cette merde ? - C'est c'que vos enfants ont d'mandé. Putain d'chevrotine ! C'est quoi c'truc ? Y vont m'fourguer d'la musique de sauvages toute la soirée ? - Y a pas de slows ? Pas d'farandoles ? - Si, vous tracassez pas, ça vient. Après, on a une farandole et deux slows. »

Led Zeppelin termine la tête haute et, tête basse, La danse des canards démarre. Francis essaie d'attraper Michelle, qui refuse son bras prétextant un besoin urgent. Le beaup' accroche la première jeunesse à sa portée et commence à se dandiner comme un malade sur la musique la plus stupide de la seconde moitié du XXe siècle. Chaque fois qu'ils s'accroupissent comme des imbéciles, ses yeux sont dardés sur les cuisses de sa partenaire mais sa jupe est trop longue, rien à voir. Puis vient le Grand Jojo et ses rengaines. Les amateurs de farandoles forment un cercle et tournent, les mains aux épaules, aux hanches, voire aux fesses pour Francis, de la personne placée devant eux. Francis entre directement dans le cercle dès qu'il s'est refermé et cherche Michelle. Elle n'est pas dans la ronde. Il va chercher une jeune cousine, l'installe sur son genou et lui fait trois bises. Il recommence avec trois autres jeunes femmes avant de réintégrer le cercle, qu'il ne quitte plus, à son grand dam, jusqu'à la fin du divertissement pour éméchés en bringue et saoulotes en attente.

Aux premières mesures de I'm Not in Love, le chasseur en manque de gibier se précipite vers Michelle qui a enfin regagné sa place. Il ne l'invite pas, il la tire sur la piste et se colle à elle. Bon sang ! Heureusement qu'il y a cette grosse bedaine sans quoi je me ferais pénétrer en public !

« Ton parfum te sied à ravir, Michelle ! - Merci, Daddynet. Quel imbécile ! Je ne me suis même pas parfumée ! - Ça me fait tout chose de danser avec toi. Et tu ne perds rien pour attendre ! - Ne serrez pas si fort, s'il vous plaît. »

La série continue avec Killing Me Softly with His Song. Pour Francis, il est temps de sortir le grand jeu.

« Michelle, j'ai une très belle surprise pour toi. - Quoi donc ? - Je ne peux pas te le dire, il faut que tu voies par toi-même, ma jolie... - Et je pourrai la voir quand ? - Après ce morceau si tu veux. La surprise est dans l'une de mes camionnettes au bout du parking. Tu t'éclipses discrètement deux minutes après moi et je te montre ça. Tu ne le regretteras pas, ma toute belle... Ne dis surtout rien à Guillaume, il verra après. Ça marche comme prévu ! - D'accord. »

Le morceau terminé, l'ambiance redémarre avec Somebody Got Murdered de Clash. Francis et Michelle sortent l'un après l'autre en catimini. La bru retrouve son beaup' au fond du parking où est garée l'une des nombreuses camionnettes de son entreprise de peinture. Il ouvre l'une des portières arrière.

« Regarde !... Qu'en penses-tu ? - Qu'est-ce que c'est ? - Monte, tu te rendras mieux compte... Salope ! »

Michelle remonte le bas de sa robe de mariée pour poser un pied sur le plancher assez haut du véhicule et révèle une jambe fine et lisse gainée de soie blanche. Francis la pousse au derrière, la rejoint et referme la porte, les plongeant dans l'obscurité. Il fait jouer un commutateur. Dans la lumière tamisée, Michelle découvre un lit, un fauteuil, un coin toilette et un petit bar.

« Je ne comprends pas, Daddynet... Guillaume avait raison. - C'est mon hôtel de passe personnel, Michelle. Tu vois, ma belle, Marceline et moi, ce n'est plus le grand amour, du moins pour la... pour les choses du sexe. Avec cette camionnette, c'est ni vu ni connu : j'emmène qui je veux où je veux ! - Et c'est ça ma surprise ? - Non ! La surprise, c'est que je t'offrirai deux cents euros chaque fois que tu viendras y passer un moment avec moi... Sa lubricité dépasse mon imagination ! - Mais... - Allez ! Deux cents euros ! Là, tout de suite si tu veux, pour une petite gâterie ! Ça arrondirait pas mal tes fins de mois, non ? - Vous avez l'argent ? Salope ! Et vénale ! Comme je les aime ! »

Le vicieux sort son portefeuille et en extrait deux billets de cent. Michelle les prend.

« Voilà, ma toute belle ! C'est pas plus compliqué que ça ! Maintenant, tu vas me pomper ! Enlève ta robe pour ne pas la salir. Je n'aurais pas cru que ce serait aussi facile. »

Francis se laisse tomber dans le fauteuil et déballe sa marchandise en regardant sa belle-fille se dévêtir. Elle dépose sa robe sur le valet de nuit - Francis a tout prévu - enlève ses chaussures, ses bas, son soutien-gorge et son slip et déplace le tout à l'autre bout de la « chambre », contre la double porte.

« La totale, ma salope ! C'est bien, ça ! Pauvre conne. - Je ne tiens absolument pas à me salir, Daddynet. Pauvre con ! »

Entièrement nue, elle farfouille dans les replis de sa robe. Sa main réapparaît tenant un rasoir de type coupe-choux qu'elle ouvre d'une secousse du poignet. En deux secondes, d'écarlate qu'il était, Francis devient aussi blanc qu'un carré de Malevitch sur fond du même.

« Que... - La ferme, Daddynet ! Un mot et je t'égorge tout de suite sans que tu en saches la raison ! »

Elle se place devant le satyre tétanisé dont la verge s'est ratatinée comme un morceau de plastique jeté dans les flammes. Elle pose la lame du rasoir sur le semblant d'appendice qui pendouille lamentablement entre les cuisses de l'érotomane.

« Je ne te fais plus d'effet, dirait-on. Tais-toi ! Réponds avec la tête uniquement. Marc Monteleur, ça te dit quelque chose ? Non... Tu es certain ?... Fouille bien dans ta répugnante cervelle de fourreur de chattes... Rien... Ça ne m'étonne pas de toi, pauvre ordure ! Tu n'étais même pas présent au procès, tu t'étais fait représenter par ton avocat. Tu n'as même pas réagi tout à l'heure quand le bourgmestre a demandé si Michelle Monteleur acceptait et cetera. Marc Monteleur était mon père, tué dans un accident de chasse il y a un peu plus de trois ans. C'était toi qui tenais le fusil. Et le juge a prononcé un non-lieu ! Pigé, saleté ?... On avait pourtant essayé de te prévenir avec la musique mais tu es vraiment trop nul, empaffé ! »

Très vite, elle passe derrière le chasseur assassin, l'attrape par les cheveux, lui tire la tête en arrière et l'égorge d'un seul coup de rasoir. Puis elle lui coupe le sexe et les testicules et les lui fourre dans la plaie.

Un quart d'heure plus tard, Michelle retrouve Guillaume dans la salle de réception où les invités se trémoussent sur The Road to Hell (part 2). Un peu en avance sur le programme. Elle lui annonce à l'oreille que tout s'est bien passé. Ils continuent à s'amuser jusque dix-sept heures. Personne ne semble s'inquiéter de l'absence du père du marié. Les jeunes femmes en seraient plutôt soulagées. Le moment venu, Michelle et Guillaume saluent leurs invités par micro interposé et partent vers l'aéroport. Ils ne s'envolent pas, comme annoncé, trois jours à Venise mais pour l'Amérique centrale. Ils ont la ferme intention de ne jamais revenir au pays.

 
Éric Dejaeger
La NRM   n°33 - Été 2013