Avant
de la rencontrer, j'ai entrevu le théâtre des rêves
de Marie Noël dans un de ces lieux magiques dont seule la galaxie
de Gutenberg pouvait susciter l'existence : digne d'un songe de Borges,
la librairie Un Regard Moderne à Paris, où j'ai découvert
tout d'abord ses poupées puis ses collages. Poupées dérangeantes
et sexuées que Marie appelle "les Döbys"
(ce nom, inventé par jeu avec son fils Benjamin). Collages insérés
dans des livres uniques confectionnés de sa main : une bibliothèque
des merveilles.
Ma propre pratique du collage n'a fait qu'aviver
ma curiosité à l'égard de celle d'autres artistes.
"Pour moi le collage, c'est écrire avec des images"
dit Claude Pélieu dans un entretien avec Bruno Sourdin. "Dès
que quelqu'un écrit, c'est intéressant" notait
Raymond Queneau. Dès que quelqu'un colle, c'est intéressant.
Tout peut être rapproché avec tout. Le collage puise sa vitalité
aux sources millénaires et inépuisables de l'analogie. Rapprocher
deux images, c'est rapprocher au moins deux réalités différentes,
pour créer une vision nouvelle et toute personnelle. C'est sortir
de l'illusion du "réel" - ce mot qui désigne une
complexité dont chacun a une représentation nécessairement
réductrice, parfois terrifiante d'étroitesse - et ouvrir
de nouvelles voies pour l'imagination. Le collage est chose mentale. C'est
la liberté de l'esprit, le droit de penser autrement et le droit
de rêver, la poésie visible faite par tous
Quand nous avons fait connaissance en 2005,
Marie m'a dit au détour d'une phrase, comme une évidence,
qu'elle réalisait 3000 collages par an. Il lui arrive ainsi de
lancer en l'air des mots qu'il faut attraper comme des ballons, sans savoir
à quoi les relier. J'ai cru avoir mal compris. Un peu plus tard,
elle m'a dit : "En dix ans, j'ai fait plus de 30 000 collages".
En écrivant ceci, je refais les comptes : pendant des années,
Marie a créé quatre à cinq livres uniques par semaine.
Collectionnant ses uvres, échangeant
régulièrement avec elle, j'ai découvert peu à
peu la richesse et la complexité de son univers poétique.
Sa première poupée, elle l'a créée alors qu'elle
était encore enfant, et déjà en révolte contre
les interdits liés au sexe et à la place des filles. Sa
passion première, c'est le dessin. C'est du dessin que naissent
ses poupées, dont elle dresse toujours un plan dessiné avant
de commencer à réunir les matières, étoffes,
objets et bijoux qui vont leur donner vie. Au début des années
70, aux côtés de Jacques Noël son mari et de Maxime
Préaud, Marie donne des dessins à Anagrom, une revue
consacrée à la sorcellerie et à l'alchimie. L'un
d'eux figure en couverture des trois premiers numéros. Après
la disparition de la revue, Marie continue à dessiner un monde
fantastique peuplé de femmes étranges, porteuses déjà
de ses poupées. Au début des années 2000, elle a
l'impression que ses dessins n'intéressent plus. Plus de cinq cents
sont accumulés. Ils restent dans ses cartons, personne ne les voit.
Elle décide de les cisailler et d'en répartir les morceaux
dans des carnets de collages qu'elle confectionne elle-même.
Lorsqu'elle
parle de son activité créative, Marie se compare à
un petit animal qui ne cesse de travailler. Chaque jour, comme les
insectes xylophages qui s'attaquent au papier, elle grignote catalogues,
revues, vieux livres
tout un matériau où elle
puise la matière première de ses découpages.
C'est dans le silence de la nuit qu'elle découpe ses images,
qu'elle classe dans deux boîtes : les personnages et les autres
éléments. Dès 9 heures le matin, elle commence
la réalisation des collages, qui va l'occuper aussi longtemps
que la lumière du jour le permet. Elle travaille assise,
près de la fenêtre qui donne sur la rue. Marie est
très organisée et la procédure, une fois lancée,
est immuable : elle réalisera un livre de collages dans la
journée. Elle fait avancer trois collages en même temps.
Ils s'accumulent au fil de la journée, elle doit en réaliser
au moins seize pour composer un livre. S'il arrive qu'elle fasse
quelques collages supplémentaires, elle les mettra de côté
et les enverra à un ami ou à un proche, avec un petit
mot.
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Vers 18 heures, elle
a terminé les collages. Commence alors le travail de réalisation
du livre. Là encore, la procédure est immuable. Marie
confectionne elle-même ses cahiers à partir de feuilles
d'un certain papier cartonné de couleur écru. Elle
les découpe dans des carnets reliés qu'elle achète
spécialement, avant de les plier et de les agrafer. Il arrive,
lorsqu'elle ne peut se procurer ce papier particulier, qu'elle en
utilise un autre un peu moins épais mais de couleur approchante.
Le livret est constitué : il devient un livre quand Marie
y insère ses images. Celles-ci vont deux par deux ; il y
a des correspondances entre elles. Chaque livre est inséré
dans une pochette en plastique rigide transparent, pour le protéger.
Aujourd'hui encore, quand elle a la matière suffisante, elle
réalise un livre de collages sur la journée (parfois
deux). Il lui arrive de manquer d'images, jamais d'inspiration.
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Que
deviennent tous ces collages ? La plupart sont dispersés aux quatre
vents. "Mes collages sont comme des papillons", dit Marie,
"il faut qu'ils s'envolent". Par bonheur, au fil de mes
passages dans une certaine rue donnant sur la Seine, où flottent
encore les ombres de Nezval, de Jiri Kolar, de William Burroughs et des
locataires du Beat Hotel, j'ai pu recueillir nombre de ces papillons séchés
et collés dans les livrets de Marie. Cela m'a permis de lui restituer,
avec l'aide de Marie Groëtte, un dossier d'images numérisées
réunissant environ 1600 collages.
À l'exception de Granada -
un grand Unica où plus de 50 photographies anciennes de Grenade
ont été métamorphosées par les interventions
de la colleuse - les livres de Marie ne portent ni titre, ni datation.
Manière de marquer, par l'absence de ces indications, que ce n'est
pas le plus important. Chaque uvre existe pour elle-même,
hors du temps.
Le
langage poétique de Marie Noël Döby, né
d'une plongée quotidienne dans la création, n'a nul
besoin des mots. Ce n'est pas par hasard que ses collages se présentent
sous forme de livres, Il s'agit bien pour elle d'entrer à
sa façon dans l'univers du livre, et pour le lecteur-regardeur
de lire les images sans le secours de l'alphabet. De même
ses poupées peuvent être non seulement touchées
avec les yeux, mais aussi manipulées comme des marionnettes,
regardées de dos comme de face et caressées, car la
soie dont elles sont revêtues peut avoir la douceur d'une
peau. Marie aimerait que ses poupées prennent vie, et deviennent
les actrices d'un film d'animation.
Observer les oiseaux et leurs pitreries,
leurs parades d'amour, parler avec les chats, ou raconter comment
elle s'est laissée surprendre par une souris venue se frotter
contre sa jambe alors qu'elle s'était aventurée sur
un chantier pour y chercher des fossiles, c'est cela aussi la poésie
de Marie Noël : le bonheur de vivre au présent, au bord
du rêve, souvent sur un fil.
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En ce début 2015, le lundi 9 février
exactement, Marie m'a raconté un rêve. Elle a sous les yeux
un de mes collages, mais ne parvient pas à voir le recto de la
page. Elle ne voit que celle où est inscrit le titre : "Au
bord du désir". Elle me dit : "J'imagine un gouffre,
une dame, un monsieur qui tend les bras
"
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