À propos d'une fée, Marie Noël Döby

Elle prend des papiers colorés d'origines diverses, des dessins, des ciseaux, de la colle, du carton, et le récit devient magie !
     La première fois que je vis son nom c'était au bas d'un petit livre en carton dans une pochette en plastique que m'offrait mon meilleur ami, au retour d'un voyage à Paris. Émerveillée, je me demandais ce que contenait cette pochette où transparaissaient des motifs bleus et verts, parmi mes couleurs préférées ; et au milieu surgissait un visage sorti de Bosch, une traîne de mariée venue de Chagall, des personnages et des paysages en mouvement circulaire. Surprise : en ouvrant le livret, d'autres atmosphères captivaient le regard.

     Parmi les thèmes récurrents des collages de Marie, on trouve celui des fenêtres, celui des animaux, des oiseaux et des papillons. Mais aussi celui des yeux bandés ou cachés. On ne voit que très peu les regards des femmes : que les visages soient torsadés, qu'ils soient masqués, qu'un autre élément barre la forme des yeux, que les yeux soient fermés, il y a très peu de visages entiers chez Marie Noël ; est-ce pour révéler ainsi l'aveuglement des êtres humains ? Ou est-ce pour signaler que les femmes n'ont pas besoin des yeux pour voir clair ?

     Son matériau provient très souvent d'œuvres d'art plus ou moins connues de toutes les époques et de tous les pays. Et l'on a tout d'abord la satisfaction d'une perception immédiate. Par exemple, dans un livre de février 2012, la rencontre d'un visage d'enfant extrait d'un primitif flamand avec des personnages d'estampes japonaises ne choque pas sur le moment tant l'image paraît équilibrée et foisonnante. Mais à y regarder de plus près, non seulement elle a croisé les estampes japonaises et l'art primitif flamand, mais elle les a fait se parler sur un livre ancien entouré des dessins de chevaux faits par Léonard de Vinci pour le monument équestre de Francesco Sforza à Milan. Et dans le mouvement du couple japonais, quasiment au centre du collage, se love un tigre minuscule mais bien coloré... Est-ce une allusion au tigre de Borges ?

     Parfois les 2 pages du milieu du livre se prolongent comme si on saisissait une même vue par l'entremise de 2 fenêtres toutes proches. L'effet est étrange : car chaque collage se lit indépendamment de l'autre et pourtant il y a une unité et des prolongements de l'un à l'autre puisqu'un visage, par exemple est coupé exactement en deux : sa présence n'en est que plus forte et nous sommes happés à l'intérieur de cette scène, nous plongeons littéralement dans un monde étrange où le végétal et l'humain, le naturel et l'art s'entremêlent.

     Les bords de ses collages ne sont jamais droits, jamais vraiment parallèles : ils forment un sorte d'enclos toujours différent par lequel le regard ne peut que transiter à la recherche d'un équilibre autre que celui de la géométrie. Mais ce sont presque toujours des formes convexes, proches des formats traditionnels rectangulaires ou carrés, arrondies aux angles ; les rares fois où la limite se fait concave, c'est pour souligner une excroissance ou un trop plein de l'œuvre : comme si elle devait déborder pour prendre son envol. La matière du carton qui entoure les collages est assez neutre pour que le sujet en colonise un morceau parfois. Mais ce n'est jamais gratuit et le centre du collage en est d'autant plus intense.
     L'immédiateté de la représentation provient des harmonies de couleurs qui sont toujours très raffinées. Ses couleurs sont chatoyantes souvent, somptueuses presque toujours. Les harmonies sont toujours très élégantes atténuant ainsi le choc des rencontres entre les diverses pièces du collage. L'audace de l'artiste n'apparaît pas immédiatement. Le premier regard flatte l'œil par l'impression d'élégance et de raffinement que suscitent ces collages. Puis à y regarder de près, on est surpris par tel détail qui dans la masse apparaissait comme un sol d'automne et qui en fait est un troupeau de bœufs et de vaches sorti d'un tableau de l'école de Breughel : le sol imaginé se dérobe ainsi sous nos pieds et nous entraîne loin dans une quatrième dimension à l'intérieur du collage ; à un autre endroit l'herbe sur laquelle repose un personnage s'avère être une étendue d'eau délimitée par deux longues barques, et la plume ornementale dans les cheveux d'une jolie dame est un long insecte aux ailes transparentes.

 

     Si l'on essaie d'aborder les constantes de son travail, on peut ainsi y déceler une façon de procéder toujours équilibrée, à la fois dans les formes et le mouvement de l'œuvre, mais aussi dans l'utilisation des couleurs.
     Devant ces collages, on est à la fois en terrain connu et en terrain inconnu. Elle a parsemé, parce que le matériau est parfois très clairement identifiable, des jalons et des réminiscences, qui pourtant ne suffisent pas à expliquer l'attirance qu'on ressent. Une sorte de cheminement s'opère entre l'œuvre et le regard du spectateur, un va et vient incessant et proche des oscillations du rêve : où est la réalité ? Où est l'imaginaire ? Est-ce ma propre imagination ou celle de la créatrice ? On tangue ainsi et la dérive est jouissive : on a tous les droits devant une telle œuvre. Elle nous ouvre des horizons multiples, nous ramène à notre enfance puis nous transporte jusqu'à notre mort future dans une sorte de bondissement aussi rapide que celui du tigre ou de l'éclair.
     Mais on peut aussi replonger dans l'œuvre sans aucun ennui ni sentiment de déjà vu. Comme si la première vague du regard laissait place à une deuxième vague tout aussi neuve. Imperceptiblement, le sens se creuse et peu à peu une histoire se construit, ou une série de questions qui n'ont pas toujours besoin de réponses.
     N'est-ce pas le propre de l'art que de nous poser des questions essentielles sans vouloir y répondre ?

 

Marie GROËTTE
La NRM  n°36 - Printemps/Été 2015