Animals steps

La danse des animaux
dans la musique noire américaine

         

Didier Morel
Professeur honoraire des Sciences Expérimentales du Comportement Appliqué
Université Disjonctale de la Côte Opaline

 

          Je tiens à remercier vivement Madame Pascale Rougé-Roedts, professeur émérite de littérature à l'Université de la Côte d'Opale, de me recevoir en ce lieu. Je compte sur elle pour appuyer mon dossier auprès des instances supérieures mais néanmoins compétentes pour la demande d'ouverture d'une chaire des Sciences Expérimentales du Comportement Appliqué.
Ce qui nous réunit ici, c'est la danse. Je me propose d'étudier ici et maintenant la danse dans tous ses états comportementaux et, plus particulière-ment, de ses rapports avec la gent animale chez les noirs américains. Il y aura beaucoup à voir, et même à entendre, avec le jazz et les autres musiques négro-américaines : le blues, le rhythm and blues et la soul music. C'est pourquoi j'ai intitulé mon intervention : "La danse des animaux dans la musique noire américaine". Je précise tout de suite qu'il n'existe aucun compositeur noir américain qui aurait créé une suite au Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns.
Mais je voudrais d'abord poser quelques bases sur la danse. De quoi l'homme a-t'il besoin pour danser ? De deux pieds ! D'habitude, un plaisantin, au fond de la salle, lance cette répartie : "On m'a toujours dit que je dansais comme un pied !" Je saisis au bond cette plaisanterie qui n'est pas aussi saugrenue que cela. Que se passe t-il donc si je me tiens sur un pied ? Au bout d'un moment, je fatigue... et je perds l'équilibre. Donc, il nous faut bien deux pieds... pour danser. Si j'esquisse quelques pas de danse et que l'on me filmait, que verrait-on si on passait tous mes mouvements au ralenti ? En décomposant tous ces mouvements, on s'apercevrait qu'ils sont une suite de moments d'équilibre et de déséquilibre. Pour peu que le danseur s'entraîne, il se dégage bientôt de lui un rythme et une harmonie qui contrôlent ces équilibres et déséquilibres alternés.
     Certains ou certaines parmi vous sont des fervents de la musique classique. Soit ! Partons de là. Le terme de musique classique apparaît à la fin du XVIe et surtout au XVIIIe siècle. Auparavant, la musique savante occidentale était encore fortement teintée de musique modale. Je laisse de côté la musique religieuse, car la danse et la religion, tout au moins dans le monde chrétien, n'ont guère fait bon ménage. On parle de musique modale lorsque, pour monter une gamme d'un ton à celui du dessus, on utilise une échelle donnée et presque immuable. C'est comme un escalier avec des marches pour aller à l'étage supérieur. Chez nous, c'est l'échelle avec do-ré-mi-fa-sol-la-si-do qui l'a emporté : 7 marches ou 7 notes pour grimper. Mais ce ne fut pas toujours le cas. Bien sûr, il existait plusieurs échelles au sein d'une même musique. Lorsque l'on veut chanter ou jouer une mélodie dans la musique modale, on choisit une échelle, comme l'outil le mieux adapté, et l'on ne s'en écarte pas, le temps de l'interprétation du morceau. Plus on s'éloigne de l'occident et plus on se rapproche de musiques modales qui semblent étrangères à nos oreilles occidentales. C'est le cas de la musique arabe et encore plus des musiques traditionnelles de l'Extrême-Orient. Il y a plus encore. Dans certains pays, pour monter la gamme (l'échelle), on peut utiliser plus de 7 marches (7 notes). Certaines échelles modales peuvent compter jusqu'à 30, voire 40 marches. Les marches de l'escalier musical se rapprochent de plus en plus : la hauteur des marches, c'est à dire l'intervalle entre les notes, s'amenuise de plus en plus. L'écart entre les notes est de plus en plus faible. Certaines musiques traditionnelles modales ont des intervalles de l'ordre du comma (alors que l'oreille occidentale ne perçoit que la différence de quart de ton). Mais il y a encore plus. Dans la musique indienne par exemple, on choisit le mode selon l'humeur et le moment de la journée. Le raga du matin n'utilisera pas le même mode que celui du soir. La multiplicité des échelles dans la musique modale de certaines civilisations conduit à une codification des pratiques qui restent impénétrables pour nous. À moins d'être musicologue. C'est au XVIIe siècle que nous basculons progressivement de la musique modale à ce que nous pouvons appeler le clavier bien tempéré selon l'intitulé de Jean-Sébastien Bach au XVIIIe. Bien sûr, la gamme occidentale, parmi d'autres, existait déjà. On montait cette échelle avec 7 notes. Mais c'est bien à cette époque que l'on découvre les liens entre les notes et surtout les passages d'une tonalité à une autre. Évidemment, on devait savoir auparavant chanter ou jouer une simple mélodie de la tonalité de do en celle de sol. Mais le commun des mortels de l'époque le faisait instinctivement. On ne savait guère transposer systématique-ment : de la tonalité de do majeur à celle de si bémol majeur, par exemple. Ce n'est qu'à partir de cette époque que la musique savante occidentale systématise les relations quasiment mathématiques entre les sons musicaux, une fois établi le point de départ universel du diapason (le la). La transposition d'une mélodie simple d'abord, puis plus complexe permet l'écriture et la lecture horizontales (la ligne mélodique) et verticales (le contrepoint et l'arrangement) de la musique. C'est le clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach. Plus besoin de différentes échelles musicales pour nous. La musique modale restera cantonnée dans certaines musiques traditionnelles en Occident. Il est à noter que la forme de la suite chez Bach forme un ensemble codifié (avec des transpositions) de vieilles danses traditionnelles du Moyen-Age et de la Renaissance : allemande, écossaise, gigue, gavotte, branle, etc.

     Nous voilà revenus à la danse. Esquissons quelques pas pour affermir nos bases.

      


       Restons simple, pour analyser ces pas. On peut d'abord frapper le sol avec le pied. Pas trop souvent, car alors nous tombons dans le flamenco. Continuons : il y a le pas glissé, le pas sauté et le pas chassé (le pas de course avant un saut). Ensuite, on peut compter ses pas à droite, à gauche, devant et derrière soi. Si l'on ne se retrouve pas dans ses pas, on pourra consulter ce site : fr.wikipedia.org/wiki/Pas_de_danse

     Interviennent aussi les mouvements des mains et de différentes parties du corps. Enfin, on peut voir l'ensemble pour jouer collectif : figures en couple, en ligne ou en ronde pour tracer symboliquement sur la piste de danse des ensembles géométriques de groupes plus ou moins importants. Si vous aimez ça, regardez donc les films de comédie musicale de Busby Berkeley.
     Mais avant d'atteindre ce niveau vertigineux, il faut vous concentrer sur vos pas. J'ai le souvenir mi-drôle et mi-cuisant d'un stage de préparation du BAFA pour devenir moniteur de colonies de vacances. L'activité, cette-fois là, était la répétition d'une danse écossaise pour les spectacles en soirée. Il y avait des pas, évidemment, mais aussi des figures en couple, en ligne et en ronde. Je n'arrivais pas à retenir les pas - ce qui créait un décalage. Bientôt, il arriva ce qui devait arriver. Je butais sur le danseur de devant et le danseur de derrière me heurtait. Toute la cohérence du groupe s'écroula comme un château de cartes.

 

Syncope et rythme

     On pourrait croire que la syncope est un évanouissement de la note en musique.
Mais le solfège indique que c'est une note attaquée sur le temps faible et prolongée sur le temps suivant. Bien sûr, la syncope est déjà utilisée en musique classique. Il faut attendre pourtant les musiciens noirs-américains pour l'utiliser systématiquement ; pour une question de rythme. Si l'on écoute les débuts de la musique classique des États-Unis, on y trouve souvent une influence occidentale. Mais je vous conseille d'écouter les œuvres, par exemple, du compositeur Louis Moreau Gottschalk (1829-1869) qui sont une préfiguration de la musique syncopée et du ragtime : sa composition Le banjo annonce Scott Joplin.

Compositeur et pianiste américain né en Louisiane, Gottschalk est sensible aux chansons créoles qu'il intègre rapidement dans sa musique. Il est courant que les petits blancs de l'état, à cette époque, aient une nourrice créole. Dans sa composition pour piano Suis-moi (qui date de 1861), il y expose d'abord deux thèmes : une introduction romantique foudroyante à la Franz Liszt et une chanson créole. Ensuite, dans les variations, il jongle avec les deux thèmes comme si chacun allait phagocyter l'autre. Il est coutumier des acrobaties malignes puisque qu'il est capable d'exposer l'hymne des Nordistes et des Sudistes de la Guerre de Sécession, de jouer habilement avec les deux thèmes et de renvoyer les adversaires à un combat musical. J'aime à savoir que le musicien a passé une bonne partie de cette guerre dans les trains, franchissant les lignes de front, avec son piano à transporter. Son œuvre musicale (de 1848 à 1868) est bien fournie et s'ouvre, par ses voyages, à l'influence latine qui fait face à la Louisiane. Louis Moreau Gottschalk est un nom célèbre au Brésil, par exemple. Venu en France vers 1852, il fait sensation comme pianiste prodige et est considéré comme l'égal de Frédéric Chopin et Franz Listz.

Pas et mouvements de danse

     Pour la bonne compréhension de ce qui va suivre, j'ouvre avec un préambule de termes américains qui méritent quelques explications.
     Voyons d'abord les pas souvent utilisés :

 

Stomp : pas frappé au sol, souvent sur rythme rapide.
Hop : pas sauté.
Jump : pas sauté.
Bounce : pas rebondi, rebond.
Leap : saut, bond.
Groove : pas qui raye ? Pas glissé ? Le terme vient du verbe to groove = rayer
Drag : pas traînant. Le terme vient du verbe to drag = traîner, traîner des pieds.
Shuffle : au début, pas avec frottement de pied, marche traînante ; puis dédoublement de tempo (sur un rythme rapide) comme l'a pratiqué le bluesman guitariste T-Bone Walker.

     Ensuite les mouvements :

Crawl : reptation. Le terme vient du verbe to crawl = ramper. Il a donné la nage qui porte ce nom.
Strut : démarche orgueilleuse et affectée, pas mesuré . Le terme vient du verbe to strut = se pavaner.
Wriggle : tortillement. Le terme vient du verbe = se tortiller.
Twist : tortillement. Le terme vient du verbe to twist = se tordre, se tortiller.
Wobble : vacillement. Le terme vient du verbe to wobble = tituber, vaciller.

 

     Enfin, les danses :

One step : "Danse de société, née aux États-Unis, et fort en vogue en France après la Première Guerre mondiale (1925-1930). Le one-step est une marche, de rythme binaire (mesure à deux temps). Comme sa signification l'indique, on fait un pas sur chaque temps. La marche, soit en avant, soit en arrière, chaque pied marquant alternativement la mesure, est faite un peu au gré du cavalier ; les genoux fléchissent légèrement et le corps se balance au rythme de la danse. Le one-step connaît aussi des pas glissés et le pas dit du tonneau. Le one-step est plutôt lent ; le paso doble espagnol est un one-step de tempo plus rapide. A signaler qu'il existe un two-step, danse américaine dérivée de la polka." Pierre-Paul Lacas.

Two step : Danse qui se retrouve dans beaucoup de danses populaires. Il semble qu'elle ait pris son nom par rapport à la polka. Elle consiste en deux pas souvent dans la même direction sur le même pied, séparés par un petit pas sur l'autre pied. Ce petit pas rapproché peut se faire dans la même direction, oblique ou croisé. On le trouve dans le ragtime (fin XIXe ou début XXe siècle), la country américaine avec souvent des figures d'ensemble et dans la musique cajun.

Cake walk : "Danse en vogue dans la dernière décade du XIXe siècle où les noirs s'amusaient à singer les manières des blancs (courbettes, grands coups de chapeau, etc). D'où l'origine de l'expression "taking the cake" pour "remporter la palme", écrit Jean-Paul Levet, dans son ouvrage Talkin' that talk, qui est une sorte de lexique musical des musiciens noirs-américains.

Rag : contraction de ragtime. Le terme devient rapidement une danse dans le jazz de La Nouvelle Orléans. Transposé à la guitare, il devient un style sous l'influence du blues acoustique de la côte Est des États-Unis tel que le pratiquent des bluesmen comme Blind Blake, Reverend Gary Davis ou Blind Boy Fuller. Où croyez-vous que se sont inspirés Jorma Kaukonen, guitariste de Hot Tuna et même Mark Knopfler, guitariste de Dire Straits ?

Fox-trot : Littéralement trot de renard. Danse des années 1910 dont l'origine remonte au negro-spiritual, one-step et ragtime. On distingue d'abord le slow fox puis le quick fox-trot qui devint le quick-step. Le tempo du slow fox est de 30 mesures (à 4 temps) par mesure. Il semble bien que ce sont les soldats américains qui ont importé cette danse en Europe à la fin de la première guerre mondiale. Elle précède d'une décade le charleston que dansait Joséphine Baker.

     Sur les débuts de la musique américaine d'avant le jazz et de la notion de rythme, on pourra consulter les sites :
- www.delabelleepoqueauxanneesfolles.com/Jazz%20avant.htm [RÉFÉRENCE DISPARUE]
- www.offjazz.com/jz-hist-f.htm
[RÉFÉRENCE DISPARUE]

Les débuts du jazz

     Ne comptez-pas sur moi pour faire ici un long exposé sur l'esclavage aux Etats-Unis ; il y a des ouvrages et même des sites internet sur le sujet. Les esclaves noirs des états du Sud se sont retrouvés devant une langue, une culture, une religion et un système musical qui leur étaient étrangers. Leurs instruments de percussion, pouvant appeler à la révolte, leur furent interdits. Mais leur culture musicale spécifique fut repérée par les blancs.
     Dès 1820, les Minstrel shows, sorte de spectacle itinérant américain alternant saynètes, chansons et danses de la vie quotidienne des esclaves, permettaient à des artistes blancs qui se noircissaient le visage, de se moquer "des nègres" jugés ignorants, paresseux et bons enfants. Plusieurs décades plus tard, certains noirs vont réinvestir ce spectacle. Il semble bien que ce soit dans les cérémonies religieuses (catholiques ou protestantes) que les colons blancs aient laissé le plus de permissivité aux esclaves. Les noirs chantaient les cantiques, détournant parfois le sens de certains dans leur espoir de liberté. Quelquefois, à la fin de la cérémonie, on leur laissait la possibilité de se retrouver entre eux pour une cérémonie qu'on peut considérer comme l'ancêtre du "shuffle". Alignés à la queue leu leu, la main sur l'épaule du voisin qui précède, ils avancent en traînant le pas en chantant. On trouve encore cette pratique dansante chez les groupes vocaux en Afrique du Sud.

     Après la Guerre de Sécession (1861-1865) opposant les états du Nord et du Sud pour déboucher sur l'abolition de l'esclavage aux États-Unis (18 décembre 1865), certains noirs vont commencer à émigrer vers le Nord pour essayer de trouver du travail et un climat plus serein. D'autres, doués en musique, vont rejoindre les rangs des musiciens blancs dans des spectacles itinérants comme les medicine shows ou les premiers vaudevilles. Vers 1880 apparaît le cake-walk, dans une certaine mesure la réponse noire au Minstrel show des artistes blancs. Puis, c'est le ragtime dans les années 1890. Le terme rag signifie chiffon, guenille, haillon. Le ragtime est une musique syncopée faite de lambeaux mis bout à bout. C'est une musique savante, car écrite, tout au moins dans sa version pianistique. Il semble bien que les noirs doués pour la musique se soient retrouvée devant la musique de salon des colons blancs : on y jouait au piano le répertoire romantique de Frédéric Chopin, Robert Schumann ou Franz Liszt. Sur la base de ce répertoire, c'est la syncope, le léger décalage par rapport aux temps forts, qui fait la nuance. Des pianistes noirs composent à cette époque : Scott Joplin, Joseph Lamb, Luckey Robert, James Scott. Des pianistes blancs suivront le mouvement. Pour vous mettre dans l'ambiance, regardez donc le film de Milos Forman "Ragtime" (1981), adaptation du roman de E. L. Doctorow. Si l'on examine les titres des compositions de ragtime, on s'aperçoit qu'ils sont sous-titrés de rythme de danses de cette époque : marche, cake-walk, one-step, etc. On connaît surtout l'école pianistique, grâce au film "L'arnaque" (1973) de George Roy Hill, où "The entertainer" (1902) de Scott Joplin sert d'indicatif. Mais il y eut des ragtime joués en orchestre et les morceaux noirs sont assez proches des musiques militaires des orchestres blancs de l'époque : c'est le succès, par exemple, d'un titre comme "Alexander Ragtime Band" composé en 1911 par Irving Berlin. La mode du ragtime va de 1896 à la fin des années 1910. Le jazz prendra la suite avec la forme générique spécifiquement noire qui a émergé : le blues.
     La scène suivante se passe à la Nouvelle Orléans. À la fin du XIXe siècle, la capitale de la Louisiane est un port militaire important. Chaque semaine, des orchestres militaires défilent. Les noirs récupèrent une partie de ce répertoire, syncopant le rythme. Sur le pas cadencé un peu raide des fanfares, ils déplacent l'accentuation sur les temps faibles, inventant le swing. Comme dans tout grand port, le quartier mal famé, Storyville, est rempli de tavernes et bordels où l'on entend de la musique à tous les étages. Il sera fermé après 1917. C'est un bouillonnement musical dans la ville d'où sortiront Buddy Bolden, l'Original Dixieland Jass Band, King Oliver, Louis Armstrong, Kid Ory, Sidney Bechet, etc. Les pas et mouvements de danse expliqués ci-dessus vont servir de base pour former une bonne partie du répertoire du jazz New Orleans, et les animaux ne sont pas loin pour entrer dans la danse ! L'histoire du jazz peut continuer, même si les rythmes anciens commencent à disparaître. Le jazz swing des années 30 et 40 conserve le "stomp" ou accélère le "shuflle".

Des musiciens blancs rejouent parfois les anciennes danses. Dans la country, certains mettent une dose de swing : les pionniers du "western swing" comme Milton Brown, Spade Cooley, Bob Wills. À la fin des années 40 et au début des années 50, de jeunes "péquenauds" blancs, tels les Demore Brothers, Merle Travis ou Tennessee Ernie Ford, mettent du boogie-woogie dans leur "hillbilly", annonçant l'émergence du rock and roll.

 

La danse des animaux

     Dans Talkin' that talk de Jean-Paul Levet, on peut lire cette définition :
     "Animal steps : littéralement pas d'animaux. L'expression désigne le mode de danses animales : Bunny hug, Buzzard lope, Camel walk, Chicken scratch, Crab step, Fish walk, Grizzli bear, Horse trot, Kangaroo dip, Lame duck, Pigeonwing, Turkey trot, etc., en vogue dans les années 1910." Je suppose que vous voulez tout savoir sur l'étreinte du lapin, le pas de course de la buse, la marche du chameau, le grattement ou dandinement du poulet, le pas du crabe, la marche du poisson, la danse de l'ours, le trot du cheval, la reptation de l'alligator; le tortillement de la tortue, le plongeon du kangourou, le battement d'aile du pigeon, le rock de l'aigle, le boitillement du canard, le saut de la grenouille, etc. Alors, poussez vos meubles pour faire de la place dans le salon et... en piste !

     J'ai compulsé avec plaisir les reprises de vieilles partitions dans l'ouvrage "Ragtime rediscoveries : 64 works from the Golden Age of Rag". Je laisse les notes de musique à Marie Groëtte pour mieux examiner les couvertures naïves. Dans les scènes avec les noirs, il y a souvent un animal, sauvage ou domestique, planqué dans le dessin. Cela nous donne des titres savoureux comme "The possum rag" (le rag de l'opossum).
     Si vous aimez ce genre d'illustrations, je vous conseille de consulter le site internet sur les partitions de chansons, danses américaines et ragtime des années 1860-1910 : library.duke.edu/digitalcollections/hasm/browse

 

Hyena stomp

     Les références aux danses animalières sont donc nombreuses dans la musique noire-américaine du début du XXe siècle. On peut commencer par "Tiger Rag", un standard du Jazz New Orleans. La première version fut gravée par l'Original Dixieland Jass Band, orchestre blanc qui eut l'honneur d'enregistrer le premier disque de jazz. Mais peut-être préférerez-vous la version vocale (1931) des Mills Brothers ? En ce qui me concerne, je ne résiste pas au ricanement de hyène du compositeur, pianiste, chanteur et chef d'orchestre Jelly Roll Morton dans "Hyena stomp". Dans la partie discographique en fin d'article, je vous propose une série de morceaux musicaux (liste non exhaustive), de "Frog legs rag" par James Scott (1906) à "Alligator crawl" de Fats Waller (1934).

     La danse des animaux se pratique aux États-Unis surtout des années 1890 à la fin des années 30. Elle réapparaît quelquefois par la suite, dans les groupes doo-wop et le blues électrique des années 50, la soul music et parfois dans le rock. Ecoutez le "Turkey hop" des Robins ou le "Frog hop" de Earl Hooker. Souvenez-vous de Chuck Berry et de son célèbre pas de canard ! Le réalisateur Wolfgang Reitherman n'avait pas oublié la leçon lorsqu'il réalisa le dessin animé "The jungle book" pour les studios Disney en 1967. Je ne me souviens pas de l'ambiance boogaloo et "danse des animaux" dans le recueil de nouvelles écrit en 1894 par l'écrivain british Rudyard Kipling, mais je l'ai lu il y a fort longtemps. Entretemps, sa majesté le Jazz, comme le chante Claude Nougaro, est passée par là avec ses mouvements swing. Le réalisateur et surtout les créateurs de chansons Terry, Richard Morton Sherman et Robert Bernard Sherman s'en sont donnés à cœur joie dans leur adaptation cinématographique. Vous avez le choix. Vous pouvez danser avec les singes macaques et King Louie : "I wanna be like you" interprété par Louis Prima. Celui-là même qui fit la version rock'n' roll du standard "I'm just a gigolo" en 1956, après une carrière bien remplie de chanteur zazou. Vous pouvez faire la marche des éléphants : "Colonel Hathie's march". Vous pouvez chanter a-capella avec les vautours : "Thats' what friends are for". Vous pouvez pratiquer la danse hypnotique des sept voiles du serpent Kaa : "Trust in me". Vous pouvez enfin suivre les pas de l'ours Baloo : "Bare necessities". Attention, pour la bande originale du film, vous avez le choix entre la version anglaise et celle en français. Moi, je n'hésite pas une seconde.

 

Walking the dog

     Je ne peux terminer cet article sans rendre hommage à un artiste majeur de la soul music de Memphis, Rufus Thomas. En effet, celui-ci est obsédé par les animaux au point d'inventer des danses qu'il est seul à savoir pratiquer. Jugez plutôt de l'œuvre ! Dès 1951, il enregistre pour Sun, label mythique de rock and roll, "No more doggin'around (ain't gonna be your dog)", puis en 1953 "Bear ca", chanson en réponse au "Hound dog" créé l'année précédente par Big Mama Thornton. Il faut préciser que les termes d'animaux sont souvent des insultes dans la langue américaine. Si l'on veut une traduction équivalente en français, on peut dire que ce fut une bataille musicale entre "batard !" et "tigresse !" En 1963, il enregistre pour le label Stax "The dog" et "Walking the dog", qui sera reprise l'année suivante par les Rolling Stones. Suivent "Can your monkey do the dog ?", "Chicken scratch", "Do the funky chicken", le traditionnel "Old McDonald had a farm" où il se livre à une imitation de ménagerie fermière, "Do the funky penguin" et enfin "Do the funky bird". Il faut voir Rufus Thomas dans "Wattstax" (1973) de Mel Stuart, film sur le concert en 1972 de la firme Stax, en pleine période de "black is beautifu". Dans les années 90, l'artiste est passé plusieurs fois en concert en Belgique et mes espions musicaux m'ont assuré qu'il avait une sacrée pêche ! Il nous a quittés en 2001. So long Rufus... J'espère que, là-haut, tu danses le boogaloo avec tous tes animaux préférés !

     Evidemment, cette communication, qui se voulait universitaire, n'a jamais pris le chemin escompté. Je voulais en faire un symposium ; mais aucun chercheur n'a suivi mes pas de danse. Je me console en écoutant sur la plage de Berck "la rumba des cigales" des chanteurs duettistes Patrice et Mario.

Didier Morel
La NRM  n° 29 - Printemps 2012

 

BIBLIOGRAPHIE

- Dan Emmett and the rise of early negro minstrelsy / Hans Nathan - University of Oklahoma Press ; Norman, 1977. Une réédition d'un ouvrage de 1962 sur le Minstrel show avec de vieilles gravures sur la danse.
- Talkin' that talk / Jean-Paul Levet.- Soul Bag ; CLARB, 1986.
- Ragtime rediscoveries : 64 works from the Golden Age of Rag / selected by Trebor Jay Tichenor.- Dover Publications, 1979.

DISCOGRAPHIE

La discographie suivante, en deux parties, traite (1) des danses noires-américaines et (2) des danses animales. Il s'agit le plus souvent de titres musicaux, sauf indications. Je précise la date de la première sortie commerciale des musiques pour suivre l'évolution du thème. Je n'ai pas voulu alourdir la liste en indiquant les références discographiques. De toute façon, les morceaux suivants, souvent très anciens, ont été moult fois réédités en disques vinyle ou en CD. De bons ouvrages discographiques ou des recherches sur internet devraient pouvoir vous aider. Je me tiens néanmoins à la disposition du lecteur qui voudrait retrouver les références des albums.

(1) Danses noires américaines

- Classics of the Americas : vol. 4, Louis Moreau Gottschalk. Un ensemble d'œuvres pour piano du compositeur Louisianais interprétées par Georges Rabol. CD paru en 1991.
- Piano music / Louis Moreau Gottschalk. Album interprété par Philip Martin. CD paru en 1993. Il y a en fait 6 volumes au total par cet interprète.
- From cake-walk to ragtime, 1898-1916. Album anthologie de cake-walks orchestraux en CD paru en 2007.
- Vintage ragtime classics 1898-1916. Album anthologie en CD paru en 2010.
- Early syncopated dance music: cakewalks, two steps, trots and glides. Album anthologie sorti en LP puis réédité en CD en 1996.
- Best of Scott Joplin and rag classics / Max Morath. Une anthologie de ragtime par un spécialiste du répertoire. CD réédité en 2002.
- Original ragtime / Claude Bolling. Une anthologie de ragtime interprétée par le pianiste et chef d'orchestre français, parue en LP en 1966 et rééditée sur CD en 2003.
- Dixie Jass Band one step / Original Dixieland Jass Band (1917).
- Chattanooga stomp / King Oliver (1923).
- New Orleans stomp / King Oliver (1923).
- King Porter stomp / Jelly Roll Morton (1926).
- Parlor Social stomp / Duke Ellington (1926).
- Black bottom stomp / Jelly Roll Morton (1926).
- Washington wobble / Duke Ellington (1927).
- Bogalusa strut / Sam Morgan's Jazz Band (1927).
- Clarinet wobble / Jimmy Dodds (1927).
- Chicago stomp down / Duke Ellington (1927).
- Jubilee stomp / Duke Ellington (1928).
- Bucktown stomp / Johnny Dodds (1928).
- Kansas City stomps / Jelly Roll Morton (1928).
- Lindberg hop / The Memphis Jug Band (1928).
- Indiana Avenue stomp / Montana Taylor (1929).
- Mahoganny Hall stomp / Louis Armstrong (1929).
- Astoria strut / Jones & Collins Astoria Hot Eight (1929).
- Valentine stomp / Fats Waller (1929).
- Stevedore stomp / Duke Ellington (1929).
- Saratoga drag / Luis Russel & His Orchestra (1930).
- Double check stomp / Duke Ellington (1930).
- Milton's stomp / Milton Brown (1934).
- Cajon stomp / The Sons of the Pioneers (1935).
- Stompy Jones / Barney Bigard (1936).
- Stompology / Lionel Hampton (1937).
- Casa Loma stomp / Casa Loma Orchestra (1937).
- Drum stomp / Lionel Hampton (1937).
- Saint-Louis stomp / Speckle Red (1938).
- Texas shuffle / Count Basie (1938).
- Panassié stomp / Count Basie (1938).
- King Porter stomp / Glenn Miller (1938).
- Shoe shiner's drag / Lionel Hampton (1938).
- Down home jump / Lionel Hampton (1938).
- Boogie woogie stomp / Albert Ammons (1939).
- Grand Terrace shuffle / Earl Hines & his Orchestra (1939)
- Holler stomp / Pete Johnson (1939).
- Cotton Club stomp / Duke Ellington (1940).
- Junior hop / Johnny Hodges & His Orchestra (1940).
- HCQ strut / Django Reinhardt (1940).
- Eagle rock rag / Leadbelly (c. 1940).
- Oklahoma stomp / Spade Cooley (1942).
- Stompin' at the Savoy / Cozy Cole All Stars (1944) .
- Texas stomp / Big Maceo (1945).
- Jacquet bounce / Illinois Jacquet (1946).
- Disc jockey jump / Gene Krupa & His Orchestra (1947) .
- Bostic jump / Earl Bostic (1947).
- Leave us leap / Gene Krupa & His Orchestra (1947) .
- 8:45 stomp / Earl Bostic (1947).
- Blues blasters shuffle / Robert Kelton & Jimmy McCracklin (1948).
- Jeff-Hi stomp / Johnny Otis (1949).
- Stomp boogie / John Lee Hooker (1949)..
- Shuffle shuck / Oscar & Johnny Moore (1949)
- More bounce to the bounce / Lynn Hope (1950).
- Birmingham bounce / Amos Milburn (1950).
- Hamburger hop / Jimmy Hicks (1950).
- Birmingham bounce / Tennesse Ernie Ford (1950).
- Mambo bounce / Sonny Rollins (1951).
- Louisiana hop / Pete Lewis (1951).
- Sam's drag / Lafayette Thomas (1951)
- Big Jay shuffle / Big Jay McNeely (1952).
- Wriggles / Red Prysock (1952).
- Instrumental shuffle / Floyd Dixon (1953).
- The bounce / The Olympics (1963).
- I wan'na be like you / Louis Prima (1967).
- Stomp / Elvin Bishop (1972).
- C stomp blues / Bob Brozman (1992).
- Texas bounce / Bob Brozman (1992).

(2) Danses animales

- Frog legs rag / James Scott (composé en 1906).
- Kangaroo hop / George Gerschwin (1916)
- Tiger rag / Original Dixieland Jazz Band (1918).
- Alligator hop / King Oliver (1923).
- Snake rag / King Oliver (1923).
- Hyena stomp / Jelly Roll Morton (1927).
- Doin' the frog / Duke Ellington (1927).
- Billy goat stomp / Jelly Roll Morton (1927).
- Turtle twist / Jelly Roll Morton (1929).
- Tiger rag / The Mills Brothers (1931).
- Gator wobble / Memphis Jug Band (1934).
- Alligator crawl / Fats Waller (1934) .
- Leap frog blues / Buster Bennett (1945).
- Leap frog / Les Brown (1945).
- Leap frog / Charlie Parker (1950).
- Turkey hop / The Harptones (1950)
- Turkey hop / The Robins (1950's).
- The frog hop / Hal Singer (1952).
- Gator groove / Willis Jackson (1952).
- Frog hop / Earl Hooker (1957).
- The dog / Rufus Thomas (1963)
- The duck / Jackie Lee (1963).
- Walking the dog / Rufus Thomas (1963)
- Camel walk / Woody Herman (1963).
- Can your monkey do the dog / Rufus Thomas (1964).
- Chicken scratch / Rufus Thomas (1965).
- The snake / Al Wilson (1968).

- Do the funky chicken / Rufus Thomas (1970).
- Chicken strut / The Meters (1970).
- Do the funky penguin / Rufus Thomas (1972).
- Chicken scratch / The Nutmegs (1973).
- Funky bird / Rufus Thomas (1974).
- Turkey trot country bluff / Gordon Giltrap (1981).
- Bunny hug / Mel Powell (2000).
- Cold duck / Al Jarreau (2004).
- Do the camel walk / Guy Rush & Magi (2009)


 

Le Professeur Morel mène depuis de longues années une lente et patiente recherche sur l'histoire universelle du petit chien dans la peinture, la musique, la littérature et toutes formes d'art, y compris les plus modestes. Faites-lui part de vos trouvailles !