Gérard Farasse

Amour d'écrivain

Il a grandi en compagnie d’Hopalong Cassidy et de Bob Morane, au temps des ouvreuses de cinéma et du chocolat (y’a bon) Banania, dans les effluves de Soir de Paris et les opérettes de Luis Mariano… La belle de Cadix a des yeux de velours, lui fredonne, en auscultant sa vue, l’ophtalmologue chantant qu’il consulte depuis quelques années. Ni voyeur – même s’il frémit à la moindre échancrure –, ni voyant – bien qu’il lui arrive de surgir en pleine âme –, Gérard Farasse est un contemplatif. « Se complaît dans une douce béatitude », avait écrit l’instituteur du lycée de Tourcoing sur l’un de ses bulletins scolaires. S’il lui faut aujourd’hui porter des lunettes, ce serait plutôt pour tamiser l’éclat d’un monde qu’il craint toujours de recevoir de plein fouet, dans sa brutalité sans recours. Surprendre les premiers bourgeons d’un rosier, observer un baiser, recevoir du courrier, avoir une migraine : ainsi desserre-t-il l’étreinte de la réalité, en l’abordant par le menu ; ou par le détour de la bizarrerie – la vierge Marie en coiffeuse pour dames, une femme nue sautant à la corde, une mariée dévorée le soir de ses noces par son époux même (atteint de la rage, il est vrai) – et toujours à bonne distance, car il ne redoute rien tant que d’échanger trop vite la proie du regard pour l’ombre de l’étreinte. Sa sensualité le porte vers les beautés à peine défendues : un visage sous une fine voilette, une lectrice en retrait dans sa lecture, une passante entrevue à la lueur d’un briquet. Il est moins circonspect s’agissant de la langue dont il aime à réveiller la chair à fleur de mots : la frôler, la défroisser, la lisser, la détrousser. On aimerait lui rendre ces caresses expertes. Être, en un mot, cet « amour de lecteur » que ses livres suscitent en nous. Car si l’on entre en familier dans l’univers accueillant de Gérard Farasse, on ne le quitte cependant jamais sans tituber un peu, pris par la légère ivresse d’une écriture subtilement capiteuse. On est tombé sous le charme de cette litanie du peu, rivée à l’impalpable, qui nous emporte dans son rythme hypnotique.

Il semble que ce soit sur le détail éphémère, dans l’instant fragile, que repose chez cet observateur frémissant, tout le poids et toute la magie du sensible. Un œil qui s’embue, «une brusque bouffée de sang qui monte aux joues», une «éclaircie» qui se découvre entre le boléro et la ceinture suffisent à faire «sauter le cœur par surprise» : et voici que s’entrebâille «la porte dérobée qui ouvre sur un autre univers». L’infime nous met aussitôt en contact avec l’infini. L’accident appelle l’essence. Sur la traditionnelle photo de classe, il pose, un crayon à la main, feignant de copier dans une attitude studieuse quelque passage du livre ouvert par-devers lui. Qui n’a, un jour, secrètement rêvé de «ce livre déjà écrit qui ne coûterait d’autre peine que celle de le recopier» ? Improbable portrait, pourtant, de l’écolier en futur auteur : Gérard Farasse est devenu écrivain en se donnant à la sensation. C’est elle qui l’a distingué, elle qui, aujourd’hui encore, l’écrit et le désigne à son art. Tel ce papier buvard imbibé d’odeurs maternelles – de caramel et de poudre de riz – dont il s’enivrait enfant, ou pareil à la tendre éponge qui le prédestinait à devenir un amateur de Francis Ponge, il boit les pleins de la vie – ces débordements de l’affect – qui s’imprègnent en lui et se coulent dans le délié de son écriture.

Les buvards, croit-on se souvenir, sont plutôt roses : affaire de latitude, sans doute. Gérard Farasse est un homme du Septentrion. Il aime à peindre sur fond gris, sans apprêt, à même la trame de la monotonie, loin des neiges éternelles : dans la région des brumes et des pluies, là où la lumière est plus vive et l’azur plus pur de percer les nuages, d’éclabousser de leur fugace intensité le morne quotidien. Une liste de courses, une vaisselle à faire et tout peut brusquement basculer :

Parvenu aux environs des cuillères, ce qui n’était qu’une besogne sans grandeur change de nature. Je le remarque à un geste plus vif et plus précis, au doux plaisir pris à répéter les mêmes mouvements mécaniques, à des transports de joie. Méfions-nous, me dis-je, tandis que l’eau s’épaissit de graisses et de sauces. J’ai beau le savoir et m’observer avec la plus grande attention, au moment des fourchettes, ça part.

Les artistes du Nord savent d’intuition le clair-obscur, ils n’ignorent rien des contrastes de la flamme et du froid, ni de la couleur qui fleurit contre toute attente, telle une grâce du ciel, sans avoir le temps de s’enraciner ou de faire tache. «Chaque fois que le peintre plonge son pinceau enduit de gouache dans le verre d’eau propre, une anémone aussitôt fleurit». Un simple cierge allumé en l’honneur de sainte Rita peut jeter «un éclat plus intense que le vitrail flamboyant de la façade qui recueille, pour la faire rayonner dans la vaste cathédrale, toute la lumière du soleil couchant».

Au moindre enchantement opéré, l’objet de rien devient objet de culte. Entre le débris et la relique, le rebut et la merveille, il n’est que l’espace d’une menue métamorphose, le temps d’un élan. Gérard Farasse appartient à la famille des poètes chiffonniers : comme eux il a fait le choix de la prose, pour conserver, sans doute, un peu de la gangue dans l’or du poème. Il choisit ses sujets, comme on fouille dans ses poches. Du petit nuage de coton recroquevillé dans le fond de la doublure, aux piécettes oubliées qui tintent, il y a toujours de quoi réparer une déchirure, ravauder une usure. L’écrivain, penché sur le métier, s’y emploie avec la patience de la tricoteuse : un point à l’endroit, un point à l’envers, du presque rien au pas encore tout. D’un manque comblé renaît bientôt un tissu, dont trouve aussitôt à s’envelopper la fragile nudité des choses.

De bas en haut et de haut en bas… à la manière des tisserands – et des anges, Gérard Farasse ne cesse de faire la navette. On se plait à imaginer que cette vocation est née de la classique rencontre, chez un marchand de souliers pour enfants, d’un ballon et d’une paire de chaussures :

C’est un usage assez répandu parmi les chausseurs que d’offrir aux enfants un léger ballon de baudruche. Rien de commun, pourtant, entre les chaussures condamnées au sol, à la boue, à la fange et ces ballons qui s’empressent de s’échapper des puériles menottes pour filer vers l’azur. Chaussures et ballons s’accordent en un oxymore délicat : ce qui est en bas appelle de toute nécessité ce qui est en haut. Le ballon vient faire contrepoids à la chaussure.

Depuis cette initiation, le petit garçon se tient en légère lévitation à quelques pieds au-dessus du monde, comme Saint Joseph de Copertino qui «s’élevait jusqu’à la voûte de l’église» pour s’entretenir avec Dieu – y perdant parfois l’une de ses sandales – ou encore, Joseph-Michel Montgolfier qui découvrit l’aérostat en regardant se gonfler une chemise que l’on faisait sécher au-dessus d’une flamme. La première fois que l’enfant vit s’élever l’une de ces délicates nacelles, c’était le jour de l’inauguration de la statue de Notre-Dame-de-toute-bonté, place du Travail, à Roubaix. Pour célébrer la Vierge, il se trouvait en compagnie de sa mère – comme il se doit, car les ballons sont irrésistiblement féminins : d’un Montgolfier ils vous font aussitôt une montgolfière. Et les Joseph, s’imagine-t-on, n’ont d’autre vocation que la gloire des Marie. Ce serait oublier que le père de Jésus était charpentier et que, bien loin, lui aussi, des fastes aériens, celui de Gérard Farasse était cordonnier.

A mon père, amputé d’une jambe, on avait appris, par dérision sans doute, le métier de cordonnier, qu’il n’exerça jamais. Il s’occupait de réparer les chaussures familiales, réputées coûteuses, avec un soin tout particulier. Le vocabulaire du métier, dont je n’ai pas l’usage, me reste. Je sais ce que c’est que forme, embauchoir, semence, empeigne, alêne, tranchet.

Si l’enfant n’a pas dédaigné le plaisir de « freiner des quatre fers afin de racler les pavés et d’en faire jaillir des gerbes d’étincelles », non plus que de traîner les pieds dans des monceaux de feuilles mortes au retour de l’école, le sol, pas davantage que l’échoppe du cordonnier, n’est son royaume. Il n’est vraiment chez lui que dans le temple d’éros, partout où règnent coupons, tissus, paillettes et guipures, loin de la «suffocante» et mâle odeur du cuir et des «pieds mal lavés».

Le seuil à peine franchi de l’un de ces refuges raffinés, Gérard Farasse semble pressé de prendre son envol : se délestant à l’occasion de ses chaussures et des indésirables cailloux qui parfois s’y logent comme des scrupules, la plante de ses pieds nus éprouve la fraîcheur du carrelage ou la douceur du parquet, il se met sur la pointe des pieds – ainsi faisait l’enfant porté par le désir de l’armoire aux confitures – et, s’il osait, on sent bien qu’il esquisserait un pas de danse ou se mettrait à patiner comme les vendeurs du Moulin d’or tournoyant parmi les innombrables modèles de lingerie féminine. A coup sûr, il est plus proche de «Miss Aérogyne», la femme volante qui s’exhibe à la Foire du Trône, que du parterre de «spectateurs balourds» retenus au sol par «des semelles de plomb». Ce même désir d’élévation le porte à préférer les seins sans pesanteur, à chérir les pommettes haut placées des femmes et à apercevoir ces dernières toujours au bord de l’assomption, les bras levés, comme suspendues au-dessus de la corde à linge. Il reconnaît les jeunes filles à la ligne de flottaison de leurs pieds, à quelques centimètres du sol. L’on ne saurait, au demeurant, s’unir à elles autrement qu’en léger surplomb, dans la basilique du Sacré-Cœur par exemple, où un voleur de mariée miniature, épouse sa bien-aimée à quelques pas du magasin Reine. Ainsi se conclut, un peu moins loin du ciel, l’idylle nouée dans le monde profane des froufrous. Pour apercevoir la Toscane à Ronchin, inutile de partir, il suffit, depuis un endroit précis de la véranda, de s’exhausser légèrement «comme une ballerine qui fait des pointes», pour que se produise la délicate anamorphose. Morale de cet exercice de rêverie appliqué : «N’accèdent à la contemplation que ceux qui sont capables de s’élever – légèrement, mais enfin de s’élever – au-dessus du sol».

Autant dire qu’il n’est de panorama idéal qu’aperçu depuis la nacelle maternelle, dans la tiédeur embryonnaire ou tout contre les ballonnets gorgés de lait à mi-chemin du sol et du ciel. Plus grand – c’est l’un des rares souvenirs qu’il en a conservés –, sa mère est assise sur le carrelage de la cuisine, aux pieds de «l’enfant royal» trônant un peu au-dessus d’elle. Le regard levé vers lui, elle lui adresse sa «déclaration d’amour» :

Étoile des neiges,
Mon cœur amoureux,
Tes grands yeux bleus.

Ils n’ont pas de couleur dans la chanson, comme chacun s’en souvient (ils sont seulement «grands»), mais, de toute nécessité, il en fallait une. On ne saura jamais qui, de la mère ou du fils, a adapté les paroles imparfaites. Qu’importe ! Seul compte le frisson d’absolu dans ce don du poème qui, à n’en pas douter, désigne à l’enfant le lieu et la formule de son écriture. Il suffira de soulever un peu les mots, pour qu’ils perdent pied et fassent mine de s’envoler. Mais pas trop. Bien calés contre le sein maternel, ils se mettront à babiller, à raconter des histoires : des histoires de passants qui prennent les «fins de série» pour des «seins de féerie» ou d’amoureuses inspirées qui orthographient «caresse» avec deux «r», pour mieux, paraît-il, les prolonger : «car les caresses cessent toujours trop tôt». Quant au «petit goret» (ne faudrait-il pas à lui aussi, redoubler son «r», pour lui donner un peu d’air ?) – comme les mères aiment à nommer l’enfant avide qui lèche goulûment un fond de crème à la vanille –, il ignore encore tous les plaisirs que la langue lui procurera en lui révélant, bien plus tard, l’origine de ce mot, « vanille », du latin vagina. On imagine ce qui s’ensuit. Mais comment apprendre, si l’on ne s’élève un peu au-dessus de la porcherie, que le monde des allégories jouxte de si près celui des gorets ?

Les vérandas, les péniches ou les compartiments de chemins fer, comptent parmi ses belvédères préférés : Gérard Farasse peut y contempler le monde à hauteur d’enfant. Si l’on devait situer son œuvre, c’est sans nul doute entre parenthèses qu’il faudrait la placer. En ce lieu un peu écarté, celle bulle extensible, où ont germé ses livres :

Loin d’être des excroissances vaguement monstrueuses, des verrues bourgeonnant sur le corps du texte, des parasites qui y plongent leurs crocs recourbés, et le sucent, les parenthèses sont, pourquoi pas ? l’essentiel de ce qui n’a peut-être été écrit que pour les permettre.

C’est dans l’abri de l’une d’elles, qu’après tant d’années – plus de quarante ans – la petite phrase, un jour, s’est inscrite : «Elle dit qu’un petit garçon encore tout jeune a perdu sa mère, jeune elle aussi». Ainsi la perte est-elle venue se lover dans ce petit ventre que sont les parenthèses, le corps de la mère rejoignant dans celui du livre, l’endroit où est née l’écriture. De la catastrophe sans nom, l’écrivain a tiré cette leçon : la langue lui a été offerte pour porter l’enfant en lui, pour lui donner la parole. Pour l’emmailloter de mots, le nourrir de livres, le couvrir de tropes.

On comprend que Le Moulin d’or, ce magasin improbable et pourtant bien réel, où les livres voisinèrent un temps avec les dessous féminins, l’ait enchanté. De fait, les «lignes» et les «linges» sont depuis toujours unis par le son, en une anagramme parfaite, comme par l’étymologie, linum, le fil de lin, qui leur est commune. Ajoutons que le «linge» exprime aussi la sympathie des «langes» et du «linceul», et qu’ainsi, à chaque livre écrit par Gérard Farasse, un enfant renaît du deuil de sa mère.

Myriam Boucharenc
La NRM  n°15 - Mars 2006

 

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