26 lettres
pour ranger le monde
Chez
Marie Groëtte, tout est classé par ordre alphabétique
: les Savons avec les Serviettes, les Torchons avec les Tortues, et
(par exception) les Dictionnaires avec les Encyclopédies. Une
façon de s'y retrouver dans le désordre du monde
"Où
ranges-tu tes torchons à vaisselle ?
- Ben dans les " T ", pardi.
A moins que ce ne soit dans les V comme vaisselle".
Ne riez pas. J'ai failli refuser la vie
commune parce que mon pote, venant installer sa bibliothèque
et sa discothèque dans ma maison, ne prétendait pas les
classer par ordre alphabétique
"Comment se retrouver dans des milliers
de documents si l'on n'a pas cet outil miraculeux qu'est l'ordre alphabétique
? Si j'aime un disque que tu me fais découvrir, comment le retrouverai-je
pour le réécouter?
- Bien sûr, me disait mon pote, mais comment peux-tu faire s'acoquiner
un roman d'espionnage et un recueil de poèmes ? ou une symphonie
de Beethoven avec Jacques Brel ?
- Comment veux-tu que je sache le contenu d'un livre sans l'avoir lu
ou le genre d'un disque sans l'avoir écouté? Cela signifie
que je ne peux jamais tomber par hasard sur un auteur tout nouveau,
ou sur un genre que je ne connais pas ? Tout cela me paraît bien
sectaire. J'ai toujours refusé les "étiquettes"
tellement réductrices, et il faudrait que je trie mes livres
et mes disques par genre, puis pourquoi pas ? par sexe, par âge,
par région d'origine ? etc
?"
Et nous voilà en train de redécouvrir
et de critiquer les classements des bibliothèques professionnelles.
Et leurs milliers de petites fiches que l'on croisait, bien avant les
banques de données.
Répertoires
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Depuis cette dispute mémorable,
nous avons chacun fait des concessions, mais je me raccroche
toujours comme je peux aux petits carnets "répertoires"
où j'ai l'impression de tout pouvoir retrouver, puisqu'il
y a ces 26 lettres. Inutile de tricher cependant : ces 26
lettres posent d'autres difficultés. Car pour s'y
retrouver, il faut toujours appeler les choses par leur
nom, et ce n'est pas à vous que j'apprendrai que
parfois, n'est-ce pas, il y a plusieurs noms pour une même
chose : la toile à pavé, la serpillière,
la wassingue, pour ne prendre qu'un objet bien prosaïque
mais indispensable. Autrement dit, moins vous connaissez
de vocabulaire, mieux vous pouvez ranger, et pourtant c'est
dans la complexité qu'on aurait le plus besoin de
classer.
J'ai alors une autre façon
de me rassurer : ne jamais résister aux dictionnaires.
Qu'ils soient de langue, ou de tout autre chose, d'architecture,
de cuisine, d'érotisme, de la Bible
ils me
fascinent. Rien ne m'émeut comme la tranche noircie
d'avoir été feuilletée du dictionnaire
de mots croisés de mon père, ou celle du vieux
Gaffiot qui pesa si lourd dans ma vie scolaire et universitaire
!
Et s'ils sont neufs, c'est
leur odeur si pénétrante, due sans doute à
leur poids, qui m'enivre (mathématiquement il doit
y avoir plus d'encre que sur un autre livre !). Peu m'importe
qu'ils soient illustrés, ce qui compte c'est l'impression
d'infini qu'ils donnent, puisque je vais rebondir d'un mot
sur un autre, d'une définition sur une citation ou
sur un exemple, et même si je ne rebondis pas, le
mot suivant ou le mot précédent m'ouvriront
d'autres fenêtres. Parce que l'ordre alphabétique,
en fait, est un ordre un peu mêle-tout et ce métissage
des idées par les mots peut m'enrichir éternellement.
Me reviennent les formules des poètes "laisser
les mots faire l'amour entre eux", "donner un
sens plus pur aux mots de la tribu" ou "la rencontre
fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre
sur une table de dissection"
Je retrouve ici
aussi mon goût pour les "collages".
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Vertiges
Qu'on ne m'oppose pas
que certains dictionnaires ont été entrepris par le
pouvoir et les institutions pour des raisons politiques d'unité
nationale, comme celui de l'Académie commandé par Richelieu
en 1638, c'est vrai, mais on a aussi vu des ouvrages subversifs :
que l'on songe à l'encyclopédie de Diderot et D'Alembert,
ou à Pierre Larousse qui aura une vision progressiste et vulgarisatrice
du dictionnaire.
Aujourd'hui, très
souvent on mélange dictionnaire et encyclopédie, et
c'est encore plus intéressant : puisque l'ordre linéaire
et fini (celui de l'ordre alphabétique) est complété
par une sorte de plongée en cercles concentriques, l'ordre
cyclique, celui de l'encyclopédie qui tourne autour des notions
et les creuse pour approfondir les connaissances.
Pour avoir le vertige, c'est encore
plus facile ! Et quand on dit qu'on fait le tour d'une question, on
retombe dans le sens étymologique de l'encyclopédie.
Trois petits tours et puis s'en vont : illusion d'avoir saisi toutes
les connaissances possibles ? bien sûr, mais tourbillon salutaire
et enivrant. "C'est le livre de sable, l'ouvrage infini",
dit Jacques Damade dans sa "Petite archéologie des dictionnaires"
aux éditions Les billets de la Bibliothèque.
Que l'on trouve des
dictionnaires sur tout, voilà qui me rassure, en me promettant
une perspective de lectures toujours renouvelées d'autant de
domaines à explorer. Pas étonnant que les dictionnaires
Furetière, Littré et Larousse remplacent pour Meschonnic
les livres sacrés. De sacrés livres en effet qui nous
aident à penser. Cela me rappelle l'anecdote racontée
par Paul Valéry : Degas va trouver Mallarmé pour lui
demander de l'aider à exprimer ce qui pourrait transformer
ses idées en livre. Mallarmé a répondu : "Vous
avez des idées ? A quoi bon
C'est dans les mots que nous
pensons."
Marie
GROËTTE
La NRM n°
16 - juin 2006
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